Pauvres créatures : la fille de Frankenstein

Yórgos Lánthimos est assurément un phénomène dans le cinéma d’auteur contemporain. Hormis ses deux premiers films, My Best friend et Kinetta, tournés en langue grecque, passés complètement inaperçus, ses six derniers ont tous été récompensés par des prix dans des festivals prestigieux, ce qui fait de Lánthimos le plus sérieux rival de Ruben Ostlund en matière de palmarès. Le tournant récent de sa carrière est sans doute La Favorite, drame historique déjanté et jubilatoire qui lui a permis de gagner la reconnaissance du grand public, tout en fournissant des rôles en or à un brelan de fabuleuses comédiennes, Olivia Colman, Rachel Weisz et Emma Stone. Depuis la collaboration avec Emma Stone s’est amplifiée : en effet, le très attendu Pauvres créatures est interprété et produit par Emma Stone qui sera également de la partie pour Kind of Kindness, le projet suivant du cinéaste grec. Couronné par le Lion d’Or à la Mostra de Venise cette année, Pauvres créatures est un conte étrange et fascinant, un patchwork passionnant d’images baroques et volontairement décousues qui raccordent paradoxalement notre expérience de spectateur à l’état psychique assez instable de sa protagoniste.

Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.

Pauvres créatures est un conte étrange et fascinant, un patchwork passionnant d’images baroques et volontairement décousues qui raccordent paradoxalement notre expérience de spectateur à l’état psychique assez instable de sa protagoniste.

Au début de sa carrière, Lánthimos s’est signalé comme un émule de Michael Haneke, tout comme d’ailleurs Ruben Ostlund ou Michel Franco, dans l’utilisation d’un dispositif entomologique et d’une vision cynique et sardonique de la vie. Dans l’oeuvre de Lánthimos, on pouvait ainsi observer une famille évoluant en huis clos ludique (Canines), des acteurs se portant volontaires pour remplacer des personnes décédées (Alps), une société gouvernée par la haine du célibat (The Lobster) ou encore un choix d’Iphigénie pour décider de la mort des membres de sa famille (Mise à mort du cerf sacré). Autant de thèmes réjouissants qui n’engendraient guère la joie de vivre.

Or, avec l’essor de sa carrière internationale, quelque chose a fini par changer chez Yórgos Lánthimos depuis La Favorite. Le ton s’est allégé, l’humour est bien plus présent, les personnages ne sont plus des pantins asservis à une vision mais paraissent s’arroger la maîtrise de leur destin. Cela tient peut-être aussi au fait que Lánthimos ne signe plus les scénarios de ses deux derniers films, les confiant à Tony MacNamara, ce qui lui permet de se concentrer sur la mise en scène. Ce faisant, Lánthimos a renouvelé la mise en scène du film d’époque, livrant une vision décapante de la monarchie britannique ou de la société victorienne et du roman gothique. Dans Pauvres Créatures, la mise en scène se livre ainsi à un véritable festival d’effets, entre autres provenant du cinéma muet : contre-plongées, ralentis, distinction chromatique noir et blanc/couleur, profondeur de champ, grand angle, objectif Fish eye, ouverture à l’iris, etc. Lánthimos en fait-il trop, pour se distinguer de la mise en scène conventionnelle, depuis La Favorite ? Sans doute oui, peut-on dire à la vision d’une énième scène tournée par un objectif Fish eye, mais, étrangement, cela lui confère un style immédiatement identifiable et de plus, lui permet de figurer de manière impressionniste l’état psychologique singulier de Bella, jeune femme ressuscitée dans laquelle le docteur Godwin Baxter (God pour les intimes) aura transféré le cerveau de son foetus.

Le film existe de belle manière par son scénario gothique, adaptation d’un roman éponyme de Alasdair Gray, pastiche de roman gothique, et sa mise en scène baroque, voire burtonienne, constituée d’éléments hétérogènes qui finissent par constituer un manteau d’Arlequin cohérent dans sa diversité. Mais surtout il n’existerait pas sans l’investissement hors normes en tant qu’actrice et productrice d’Emma Stone. Cette dernière ne recule quasiment devant rien pour traduire les états d’âme ambivalents, la désynchronisation du corps de Bella, ses audaces sexuelles et son assurance conquise au fur et à mesure des années. Un tel film ne pourrait guère exister dans le Hollywood corseté et rigoriste d’aujourd’hui. Emma Stone le sait bien, qui, toute star d’Hollywood qu’elle est, se moque bien ici de son statut et s’approprie toutes les libertés en pleine franchise sexuelle, ne craignant nullement de paraître belle ou laide, repoussante ou désirable, en accomplissant une performance rarement vue. Car Bella finit par atterrir de son plein gré dans un bordel et contrairement aux idées reçues, en étant presque raccord avec une Emma Becker, s’affranchit de la morale et y fait la découverte de son propre corps, sans honte ni illusions, et des pulsions masculines. Dans cette conquête féministe, elle va jusqu’à déclarer de manière presque marxiste : « nous sommes propriétaires de nos moyens de production », avant d’aller à une soirée de militantisme socialiste, avec une de ses collègues.

Ce qui a changé surtout dans le cinéma de Lánthimos, depuis La Favorite, c’est qu’il donne dans ses films les places de premier plan aux femmes, les considérant non avec mépris ou pitié, mais dans toute leur entièreté, prenant acte de leur complexité psychologique, y compris dans leurs aspects parfois négatifs (le personnage d’Abigail déjà joué par Emma Stone dans La Favorite). C’est bien au contraire les hommes qui en prennent sérieusement pour leur grade : vieux beau pathétique (excellent Mark Ruffalo), père manipulateur (Willem Dafoe) ou amoureux un peu lâche (Ramy Youssef). Car ce que Pauvres créatures exprime dans sa satire de l’époque victorienne, son impureté cinématographique, son imperfection joyeuse, c’est un changement de paradigme, les pauvres créatures, ce ne sont plus les femmes, mais bien les hommes.

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RÉALISATEUR : Yórgos Lánthimos
NATIONALITÉ :  américaine, britannique 
GENRE : drame, fantastique, science-fiction 
AVEC : Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Margaret Qualley, Suzy Bemba 
DURÉE : 2h21 
DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company 
SORTIE LE 17 janvier 2024