Rappelez-vous, Céline Song avait créé la surprise fin 2023 en sortant son premier long-métrage Past lives – Nos vies d’avant, un beau film extrêmement touchant sur une femme coréenne partie émigrer aux Etats-Unis et ayant gardé une relation privilégiée avec son ami d’enfance qui nourrit pour elle de tendres sentiments. Sans tambour ni trompette, c’était l’un des meilleurs films de cette année-là. Comme tous les cinéastes qui s’inspirent de leur vie, on pouvait légitimement se demander si Celine Song pourrait trouver d’autres sujets d’inspiration et continuer une oeuvre commencée sous des auspices aussi favorables. Après la femme, l’ami et le mari, Celine Song s’intéresse dans Materialists à un autre triangle amoureux, à la différence notable que tous les trois sont cette fois-ci célibataires : la marieuse, le « match » parfait et l’ex foireux. Avec ce nouveau film, elle garde l’essentiel de sa finesse d’écriture, même si elle normalise un peu son cinéma, en se coulant dans le moule de la comédie romantique hollywoodienne.
Une jeune et ambitieuse « matchmakeuse » (organisatrice de rencontres) new-yorkaise, Lucy se retrouve dans un triangle amoureux complexe, tiraillée entre le » match » parfait, Harry, et son ex tout sauf idéal, John.
Celine Song garde l’essentiel de sa finesse d’écriture, même si elle normalise un peu son cinéma, en se coulant dans le moule de la comédie romantique hollywoodienne.
Materialists présente un monde qui pourrait apparaître effrayant, celui où les partenaires sentimentaux potentiels ne considèrent les autres que par rapport à leur niveau de revenus, leur taille (moins d’un mètre 80 serait rédhibitoire pour les hommes), leur calvitie (toujours pour les hommes), leur âge apparent (pour les femmes). Comme aurait dit Coluche, nous allons avoir beaucoup de personnes avec des défauts supposés ou réels, et il va falloir faire en sorte que tous les gens soient égaux. S’inspirant d’une expérience d’entremetteuse en agence matrimoniale, Celine Song a donc rebondi en empruntant le biais de la comédie romantique. Pourtant elle garde toute son ironie critique envers la société américaine, son culte de la performance et la collection de critères a priori impératifs (le niveau de salaire, le nombre de cheveux sur le crâne ou encore la taille à partir d’un mètre 80) pour rester un parti enviable. Certains se font même rallonger les jambes d’une quinzaine de centimètres pour rester dans la course et correspondre à ce modèle parfait envié par tous les célibataires. D’autres reconnaissent se sentir coupables de sortir avec des femmes plus jeunes de quinze ans mais refusent de rencontrer des personnes de plus de 27 ans.
C’est donc un monde bien étrange, presque au-delà du réel, où les personnes acceptent de se marier pour faire enrager leurs frères ou soeurs, bien plus que par amour. L’oeil redoutable de Celine Song n’a certainement manqué aucun détail plus ou moins ridicule qu’elle restitue de manière impitoyable dans son film. Lucy, interprétée de manière subtile par Dakota Johnson, est comme le cordonnier la personne la plus mal chaussée. Toujours célibataire, elle balance entre un ex avec qui elle partage bien des points communs (l’origine sociale, l’ambition artistique, le milieu bohème) et un « match » parfait (taille, compte en banque, milieu huppé de grande classe). Les cinéphiles reconnaîtront dans cette opposition une vague transposition du dernier film de James L. Brooks, Comment savoir? où Paul Rudd concurrençait sans argent Owen Wilson dans le coeur de Reese Witherspoon. Les deux auteurs, Brooks et Song, ont l’intelligence de ne pas jeter le discrédit sur le bien-né riche et de lui donner également des qualités humaines appréciables. Quoi qu’il en soit, pour tout spectateur muni d’un solide bon sens, l’issue du film ne fait guère de doute. C’est bien le principal défaut du film, cette fin programmatique un peu convenue, où l’idéal prime sur le pragmatisme, alors que l’on sait que l’inverse se produit dans la vie.
Lucy doit défendre ce système social nourri par les critères et les privilèges et finit par ne plus en avoir envie. Elle qui fête le neuvième mariage qu’elle a arrangé, voit tout s’effondrer quand une rencontre finit en eau de boudin, ou plus exactement en agression sexuelle, comme quoi les critères n’exprimaient pas forcément la vérité. Lucy s’aperçoit alors un peu tard de toute l’hypocrisie de ce système vicié à la base. Car, sinon quid de l’intelligence, de la culture et du talent, lorsque richesse, critères physiques et milieu ultra-bourgeois sont mis en évidence? Où est alors passée l’humanité, comme critère premier de ce qui permet de différencier un monde juste d’un univers plus injuste?
En dépit d’une fin décevante, Materialists pose néanmoins de bonnes questions sur l’amour et les illusions qui y sont attachées. N’oublions pas que Proust se les posait lui-même lorsqu’il faisait dire à l’un de ses personnages dans Un Amour de Swann : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »
RÉALISATEUR : Celine Song NATIONALITÉ : américaine GENRE : comédie romantique AVEC : Dakota Johnson, Pedro Pascal, Chris Evans DURÉE : 1h57 DISTRIBUTEUR : Sony Pictures Releasing France SORTIE LE 2 juillet 2025