Depuis longtemps nous n’avons pas vu de très beaux mélodrames. Réputé désuet et recourant trop souvent au chantage à l’émotion, le genre se trouve un peu à l’abandon depuis ceux de Sirk et Minnelli, Sur la route de Madison de Clint Eastwood, In the mood for love de Wong Kar-wai, Two Lovers de James Gray, en dépit chaque année de quelques tentatives racoleuses et peu ragoûtantes. Past Lives, premier film de l’écrivaine et dramaturge Celine Song, restaure quasiment à lui seul la dignité du mélodrame, en utilisant des ressorts simples et universels : l’écoulement du temps, la séparation et l’éloignement physique, la proximité immédiate des coeurs, En cela, bien qu’étrangement ignoré par les prix dans tous les festivals où il a été sélectionné (Sundance, Berlin, Deauville), Past Lives s’impose par la sobriété de son style, la retenue pudique de son émotion, sans difficulté comme l’un des plus beaux films de cette année.
A 12 ans, à Séoul, Nae Yung et Hae Sung sont amis d’enfance, amoureux platoniques. Les circonstances les séparent. L’une part au Canada, l’autre reste. A 24 ans, le hasard les reconnecte, pour un temps. A 36 ans, ils se retrouvent, adultes, confrontés à ce qu’ils auraient pu être, et à ce qu’ils pourraient devenir.
Past Lives s’impose par la sobriété de son style, la retenue pudique de son émotion, sans difficulté comme l’un des plus beaux films de cette année.
Le film commence sur un plan large filmant un trio, une femme et un homme asiatiques et un homme occidental, installés à un bar. Les voix d’une femme et d’un homme s’interrogent : qui sont-ils? Un trio d’amants à la Jules et Jim? Un couple d’Asiatiques et leur guide? Celine Song va résoudre devant nous l’énigme, en faisant preuve d’une maestria narrative hors du commun, par la construction de son histoire en trois paliers narratifs (un premier épisode situé vingt-quatre ans auparavant, un deuxième douze ans après le premier, un troisième douze ans après le second, rejoignant ainsi le présent de la première séquence). Elle revient donc sur une amitié d’enfance, celle existant entre Nae Yung et Hae Sung, brisée par le départ de Nae Yung devenue Nora, avec ses parents, émigrant au Canada. Douze ans plus tard, Nora et Hae Sung se retrouvent grâce aux réseaux sociaux et entretiennent une relation virtuelle, sans que des sentiments soient exprimés, via Internet. Enfin ils se retrouvent douze ans plus tard, alors qu’ils sont déjà bien installés dans leur vie d’adulte, et se confrontent alors au poids des illusions et du destin.
Il faut très peu de choses à Celine Song pour faire ressentir la sédimentation du temps, entre passé, présent et avenir ou enfance, jeunesse et âge mûr : quelques ellipses brutales, avec des annonces « 24 ans plus tôt » ou « 12 ans plus tard », une construction dramatique parfaite (11 minutes pour la première partie, 33 pour la deuxième, une heure pour la dernière) qui fait monter l’intrigue en puissance, une interprétation subtile de comédiens excellemment dirigés où la mélancolie et les regrets se substituent en douceur à l’insouciance et l’enthousiasme. La mise en scène de Celine Song ne s’avère absolument pas démonstrative, consistant en quelques mouvements circulaires enveloppants et des travellings sobres. Alors qu’elle est dramaturge, elle sait pratiquer avec bonheur l’économie de mots, en se contentant d’onomatopées (la scène géniale où les amis se retrouvent dans le parc et ne peuvent s’exprimer que par des wouah).
Past Lives est a priori une histoire simple, ce qui ne signifie pourtant pas simplette. Bien au contraire, Celine Song parvient à y explorer bien des sentiments complexes : l’ambition d’une femme qui veut à tout prix réussir au point de sacrifier ce qui aurait pu être l’amour de sa vie, le sacrifice muet de Hae Sung qui se trouve trop ordinaire pour prétendre à l’amour de son amie, l’intégration volontaire ou difficile des immigrés dans un jeu subtil entre les langues (anglais, coréen), le désir du mari de comprendre les rêves de sa femme qu’elle verbalise en coréen, en apprenant cette langue étrangère. Past Lives évoque surtout la notion bouddhiste de In Yun, qu’on pourrait traduire par providence ou destin appliqué aux relations humaines, qui fait que des êtres se reconnaissent en raison de leurs vies antérieures (cf. Nos vies d’avant, sous-titre un peu surlignant du film). Celine Song évoque cette notion mais ne tranche pas sur sa validité : est-ce une illusion ou réellement un signe du destin?
Avec une maîtrise rare pour un premier film, Celine Song évite tous les pièges pourtant nombreux qui se trouvaient sur la route de ce mélodrame bouleversant : le manichéisme (il n’y a ni bons ni méchants), une histoire trop classique et attendue d’adultère et de jalousie (la formidable séquence de confessions nocturnes où le mari suggère ce que le scénario aurait pu être, fantastique mise en abyme), une conclusion trop fermée qui aurait donné raison à l’un et tort à l’autre. En cela, elle parvient à restituer l’ambiguïté des relations humaines où rien n’est complètement noir ou blanc, où tout finit par se dissoudre dans la confusion des sentiments. Lorsque Nora et Hae Sung attendent ensemble un taxi, la scène se révèlera aussi belle que celle, fameuse, du feu rouge de Sur la route de Madison, nous laissant exsangue d’émotions. Quelques mots suffisent à Celine Song « see you later » pour faire comprendre le renoncement dans cette vie et le rendez-vous dans une autre. Il est temps de restaurer l’honneur du mélodrame. Il est bien possible qu’une grande réalisatrice soit née.
RÉALISATEUR : Celine Song NATIONALITÉ : américaine, coréenne GENRE : drame AVEC : Greta Lee, Yoo Teo, John Magaro DURÉE : 1h46 DISTRIBUTEUR : ARP Sélection SORTIE LE 13 décembre 2023