Les Chroniques de Poulet Pou : nouvelles réflexions sur La Chambre d’à côté

La critique, ou plutôt la désapprobation d’un éminent contact envers le dernier Almodóvar m’a fait repenser au film. Résumons en deux mots, est désapprouvé le spectacle des riches qui meurent pépère en contemplant leur nombril, sans un regard pour les souffrances du monde, qu’ils sont du reste incapables de discerner. Spectacle lamentable, d’autant que le mourir pépère ne s’accompagne d’aucun désordre ni saleté. Julianne Moore, qui n’est d’ailleurs pas la malade, vomit, mais le fait proprement, dans un évier. Ce parti-pris — que je trouve amusant — est récurrent. Dans Madres Paralelas, quand Penélope Cruz revenait au pueblo, pas un grain de poussière ne s’était déposé sur les meubles de la maison familiale inoccupée depuis des lustres. Et me reviennent soudain à l’esprit les aspirateurs encastrés dans les murs de La Piel. Bref, Almodóvariel ultra.

En ce qui concerne les riches et leur nombril, on pourrait rétorquer que c’est reprocher au film ce qu’il n’est pas. Tilda Swinton est la malade, et quand on est malade, vomissures ou pas, est-on capable de s’occuper d’autre chose que de sa propre souffrance. Du reste, les héros riches et célèbres, n’est-ce pas la tradition depuis avant Homère, et quand on est un spectateur d’Almodóvar, quelle que soit notre place dans la hiérarchie sociale de notre beau pays de plus en plus vertical, n’est-on pas toujours le riche de quelqu’un. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, je veux bien signer pour tout le monde en bleu de travail dans un Algeco dès demain, mais ce que je veux dire, c’est que même si je ne m’habille pas en tailleur jaune pétant YSL dans une immense baraque, je peux m’identifier.

Pour autant, Almodóvar lui-même est-il du côté de ses personnages. On imagine que le milieu privilégié qu’il décrit est depuis longtemps le sien, lui le plus successful des cinéastes espagnols, mais est-il ému par son histoire. De par le fait, plusieurs critiques anglo-saxonnes reprochent au film sa froideur. Est-il ému, ou se moque-t-il. Il y a des moments, fugaces mais notables, qui sont comme des indices. L’amie qui met en branle le récit double les gens dans la file d’attente pour retrouver Julianne Moore, sans que personne ne bronche — l’entre-soi des riches fait sa loi. Plus tard, les interactions des héroïnes se font avec un monde extérieur qui semble uniquement constitué de caissiers, celle d’un club de fitness, celui d’une librairie — avec qui Tilda Swinton a un échange drolatique, en sa défaveur. J’adore vos cheveux, annonce-t-elle de façon lunaire, à quoi lui est répondu un semi-borborygme qui signifie poliment, Dégage.

Lors du visionnage de The Dead, Tilda Swinton récite en même temps que le film les derniers mots de la nouvelle de James Joyce. Elle est émue, mais en tant que spectateur je ne l’ai pas été, je l’ai même trouvée un peu ridicule — est-ce voulu par Almodóvar, est-ce parce que le texte a déjà été entendu une première fois, pourquoi pas. De même, je me demande si la musique, dont l’omniprésence m’a incommodé, n’est pas utilisée de façon ironique — surtout quand elle vient écrabouiller le chant des oiseaux dont se ravissent les héroïnes. Je me le demande, et rien n’est vraiment décidable, mais il y a quelque chose. Accordons à Almodóvar le bénéfice du doute, comme nous l’avions fait pour Coppola. Et n’oublions pas les fraises en plein hiver, dont j’ai déjà parlé dans mon premier blabla, qui contredisent la conscience climatique de John Turturro.

Parlons de ce personnage deux minutes, il est la voix de la sagesse, et la façon dont Julianne Moore le réduit au silence interroge, dans le sens où le spectateur n’est pas obligé d’être d’accord avec elle. C’est fin, parce que le donneur de leçons est pénible, on a envie de le faire taire. Mais on sait, tout le monde sait, y compris le film lui-même, qu’il a raison. Bref, il est temps de conclure, de même que je soupçonne le dernier film de son disciple Alain Guiraudie de faire semblant d’agiter un questionnement moral — alors qu’au fond, tout le monde dans Miséricorde est content que le sale type soit mort —, je me dis qu’Almodóvar est coutumier de ce genre de perversité moqueuse. Et je me demande si le sujet de son film est réellement la maladie et le suicide. Ça l’est peut-être, après tout, mais l’ironie réelle ou imaginaire qui s’en émane rehausse l’intérêt que je peux y porter.