Les Chroniques de Poulet Pou : le coffret Kinuyo Tanaka chez Carlotta

Dans le thème female gaze, rattrapages Kinuyo Tanaka, dont l’excellent Maternité éternelle* m’avait subjugué. J’avais raté ses autres films, ressortis en salle en même temps, mais le coffret intégral, judicieusement acheté par l’une de mes médiathèques préférées, m’a permis de réparer ce scandale. Halte au suspense, tout est très bien, mais aucun ne m’a plus plu que Maternité. Les voici, par ordre chronologique inverse.

01. Mademoiselle Ogin (1962).

Au XVIe siècle, mélodrame de l’amour empêché, sur fond de persécutions des chrétiens et de rivalité entre deux figures historiques japonaises, le seigneur Hideyoshi et le maître de thé Rikyū, beau-père de l’héroïne. Grosse production aux couleurs flamboyantes, on est proche des Mizoguchi tardifs façon Héros sacrilège ou Impératrice YKF — pardonnez-moi ce sigle disgracieux, et d’avouer que j’ai un tout petit peu somnolé, disons que c’est très bien mais pas le genre que je préfère.

02. La Nuit des femmes (1961).

En illustration. Ce n’est pas une bluette à bobs, mais la difficile réinsertion d’une prostituée. Là aussi, on pense à Mizoguchi et sa sublime Rue de la honte, dont le film partage thème et beau N&B. On y pense, ainsi qu’au néoréalisme italien, et puis on oublie, tant le regard de Tanaka est personnel, comme le soulignent en supplément de chaque DVD les analyses de scènes, que j’ai commencé par trouver un poil ridicules — la fantomatie, l’étrangéité, are you sure —, avant de m’incliner devant la précision de leur argumentation. La société ne semble pas vouloir accorder de seconde chance à l’héroïne, mais mine de rien le film subvertit son programme chemin de croix, grâce à la complexité du personnage, meurtri et désireux de bien faire, mais loin d’être angélique — il n’hésite pas à faire preuve de fourberie, par exemple.

03. La Princesse errante (1960).

Biopic sur Hiro Saga, la belle-sœur japonaise du dernier empereur de Chine (oui, celui de Bertolucci). Fresque historique en somptueuses couleurs, qui m’a fait un peu le même effet que le 1, même si là aussi l’intime intéresse nettement plus Tanaka que les scènes de bataille — il y en a une seule, ironiquement inutile, dans laquelle un commando japonais de la dernière chance tente en vain de libérer la princesse de la prison où elle a été jetée, avec toute la cour de l’impératrice Gobulo, par l’armée chinoise.

04. La Lune s’est levée (1955).

Filles à marier. On reconnaît le fonds de commerce d’Ozu, qui a écrit le scénario, et à qui Tanaka rend hommage en rythmant son film par des plans de coupe de lieux déserts. C’est amusant et faussement léger, car là aussi Tanaka subvertit le matériau, prenez le monologue final du jeune premier, qui révèle avec une tranquille cruauté que les Valère d’aujourd’hui seront les Orgon de demain.

2. Maternité éternelle (Tanaka, 1955).

Kinuyo Tanaka, célèbre en tant qu’actrice japonaise — elle interpréta entre autres l’inoubliable mère des deux héros de L’Intendant Sansho —, l’est nettement moins comme réalisatrice de quelques films. Ils étaient inédits en France. L’éminent Thierry Jousse a passé celui qui nous intéresse ici en avant-première, à son ciné-club du dimanche matin à l’Arlequin. Figurez-vous que la personne chère à mon cœur et moi-même y étions.

‘’Maternité éternelle’’ est une traduction tout ce qu’il y a d’approximative, et même trompeuse, du titre original, puisque celui-ci ressemble davantage à quelque chose comme ‘’Les Seins éternels’’. Pour reprendre les termes du maître de cérémonie, il s’agit d’une sorte de vrai-faux biopic de Fumiko Nakajo, poétesse japonaise décédée des suites d’un cancer du sein quelques années avant le tournage du film. Thierry Jousse parlait par ailleurs de film audacieux, c’est en effet un adjectif qui convient parfaitement.

J’avoue avoir eu un peu de mal à rentrer dans l’histoire, mais à partir du moment où la maladie se déclare, les choses prennent une dimension inattendue, et on va de surprise en surprise, alors que la mise en scène organise un trajet à double sens. D’une part, l’héroïne est de plus en plus affaiblie. De l’autre, elle se libère de plus en plus du poids des conventions sociales. Il y aurait des tas de choses à dire, contentons-en nous de deux ou trois. Petit a, une scène de baignoire aux harmonies émotionnelles complexes, où Fumiko fait preuve d’une étonnante cruauté vis-à-vis de son interlocutrice, tout en se mettant par ailleurs complètement à nu, dans ce que j’ai perçu comme un geste déchirant de franchise et de confiance absolues. Petit b, une scène d’amour aussi improbable que bouleversante dans une chambre d’hôpital. Petit c, que j’aie pensé fugacement mais nettement à Cronenberg n’est pas, je l’espère, uniquement le symptôme d’une quelconque démence précoce dont je serais affligé, mais aussi celui de la richesse du film.

Qu’importe que la dernière scène et l’épilogue m’aient paru un poil too much, c’est un film tout ce qu’il y a de magnifique, qui ne ressemble qu’à lui-même, et donne envie de découvrir les autres de son autrice.

05. Lettre d’amour (1953).

Tale of love lost, in more ways than one. Première réalisation de Tanaka, dont le thème ’’prostitution’’ résonne a posteriori avec celui de La Nuit des femmes. Y est fustigée sans ambage la rigidité du héros, incapable de pardonner. Contraste avec les deux autres personnages masculins, plus compréhensifs. Derrière les bonshommes, portrait de femme au noir désespoir. La thématique chrétienne est discrète mais présente, c’est quelque chose qu’on retrouve un peu partout dans ces films — y compris sur les motifs du kimono de l’héroïne de Maternité éternelle. Tanaka était-elle chrétienne, in-the-know dites-le nous.