ES : Lui mais Eux, et Elle…

 

Le film ES, d’Ulrich Schamoni, a été présenté en compétition du Festival de Cannes 1966 : en Allemagne (de l’Ouest) et pas plus en France, l’avortement n’est autorisé… Après avoir été restauré en 4K, le film est présenté 57 ans plus tard, dans la sélection Cannes Classics, pour notre plus grand plaisir, tant le film, version Nouvelle Vague, en noir et blanc, garde toute sa modernité, voire dépasse celle de films actuels.

Nouvelle vague allemande faisant se rencontrer les territoires urbains et ceux de l’intime…

La jeune fille blonde Hilke (interprétée par Sabine Sinjen), à peine plus que la vingtaine, est dessinatrice technique dans un bureau d’architectes plutôt à la pointe. Son petit copain, Manfred (interprété par Bruno Dietrich), travaille auprès d’un agent immobilier renommé et richissime. Elle est enjouée, il est plus classique – même si ces deux caractères s’inverseront : ensemble ils profitent d’un amour naissant, dans leur appartement où ils mangent, dorment, rient, jouent ensemble quand ce ne sont pas des balades au parc : elle est insouciante quand lui réfléchit à comment gagner plus d’argent, en rendant à son patron tous les services possibles – depuis le recueillir à l’aéroport un bouquet de fleurs destinés à sa femme jusqu’à l’accompagner dans des diners mondains stratégiques où la drague est aussi de mise quand ce ne sont pas des traversées de terrains vagues pour que l’immobilier s’en empare. De la maison à l’extérieur – en passant par leurs bureaux respectifs –, on voit le couple s’affairer – la plupart des scènes sont tournées en extérieur, lumière naturelle et caméra à l’épaule –, s’amuser, en pleine effervescence, confrontés à leurs amis – pour la plupart en couple avec ribambelle d’enfants quand il n’est pas questions de couples déjà séparés ce que l’on apprend lors d’une journée familiale, père, mère, grand-père en pleine sénilité – jusqu’à ce que Hilke tombe enceinte… Les portraits sont plaisants, dans leur rythme effréné, quand le tableau est plus effrayant : l’argent est déjà – on se situe dans les années 60 – un sujet, dans ce capitalisme naissant, course contre la montre face à des ambitions, dans un versant de la ville en pleine mutation – malgré ou grâce à son mur construit en 1961, et qui sera démoli en 1989 – et reconstruction en passant déjà par les pires spéculations. Si l’action, filmée de façon naturelle est un enjeu – pas loin de nous faire penser à certains films de Jean-Luc Godard –, le verbe y a sa place lors de débat sur le couple, le mariage, les enfants, soit l’indépendance, la vie professionnelle, l’évolution professionnelle, qui touche surtout la situation des femmes : si elles sont montrées comme travaillant, l’avortement est le sujet phare bien qu’arrivant en second plan et seconde partie, laissant ici la protagoniste esseulée dans sa recherche d’un médecin acceptant de lui éviter un bébé. C’est ainsi que l’on assiste, comme des témoins démunis, à sa recherche : de médecin en médecin – qu’il soit homme ou femme, mais plus nombreux sont les hommes –, ce ne sont que refus avec tous les arguments possibles et connus contre l’idée de l’avortement – non-respect de la fonction, religion, symbolique du donner naissance, qualité de la femelle – aussi horribles les uns que les autres Le film déroule ainsi une histoire de trajets – l’image en mouvement dans une voiture, un bus, un lit, un bain, une marche est prépondérante dans la plupart des plans – tant des jeunes personnes vers leur construction que des plus installés vers une affirmation alors même qu’un mur et qu’une grossesse marque leurs limites. À la fois ode à la ville et dénonciation d’une société allemande, ES ne lâche pas ses personnages une seule minute ni le territoire – son architecture et ses symboles – sur lequel ils évoluent, tenant en haleine un spectateur partie prenante des amours et détresses des personnages.

Un tableau réussi, côté ouest d’un Berlin en pleine expansion, quand ses femmes préfèrent les points… de suspension.

Faisant passer le film de la lumière à l’obscurité – pour ne pas dire l’obscurantisme – avec son noir et blanc (remastérisé) et ses plans de la ville, Ulrich Schamoni, dont c’est le premier film à l’époque, parvient à mêler le collectif au privé, l’universel à l’intime, en jouant de la vitesse et du ralentissement au sein du rythme du récit, en s’attachant à des états – joie, euphorie, inquiétude jusqu’à la détresse – des rêves ou perceptions des personnages – Hilke se débrouillera toute seule, par choix ou croyance des impacts de sa situation pourtant partageable avec l’homme qu’elle aime…. Ayant connu un succès en son temps, ES a anticipé les revendications pour le droit à l’IVG (interruption volontaire de grossesse), qui, si elle est devenue un droit pour les femmes dans certains pays, est rendue fragile dans d’autres. En 1971, l’actrice principale, Sabine Sinjen, fera partie des 28 femmes allemandes à figurer à la une du magazine allemand Stern « :  Nous avons subi un avortement ! » quand en 2021 et 22, des femmes cinéastes françaises continuent de parler de cette histoire, au cinéma, cf. L’Évènement d’Audrey Diwan ou Annie Colère de Blandine Lenoir, bizarrement bien plus fadement…

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RÉALISATEUR : Ulrich Schamoni
NATIONALITÉ : Allemagne 
GENRE : drame de la vie quotidienne
AVEC : Sabine Sinjen, Bruno Dietrich, Horst Manfred Adloff, Bernhard Minetti, Harry Gillmann, Inge Herbrecht, Marcel Marceau, Werner Schwier, Ulrike Ulrich, Tilla Durieux
DURÉE : 1h26
DISTRIBUTEUR : 
SORTIE LE