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Le Royaume : la quête corse

Lors de la présentation du film, dans la section Un certain regard du Festival de Cannes, à proximité du réalisateur corse Julien Colonna, Thierry Frémaux a tenu à rappeler que les premiers longs-métrages sont des films “à protéger, à sacraliser.” De sacré, ce royaume n’en manque pas. 

Sur l’île corse, une jeune adolescente vit son premier amour à la saison des beaux jours. Sous la tutelle de sa tante et de son oncle, Lesia est précipitamment déracinée lorsqu’un homme l’embarque sur sa moto pour la déposer dans une villa isolée. Là-bas, elle retrouve son père, chef de clan planqué et entouré d’hommes de main. Une guerre éclate, et autour d’eux, les corps commencent à tomber les uns les autres. 

Rythmé en creux, comme réglé sur une nature foisonnante capable de frapper deux fois dans un même intervalle, Le Royaume trouve dans son père charismatique et dans son interprète principale, deux paires d’yeux qui ouvrent les âmes.

Julien Colonna donne d’abord à entendre plus qu’à voir sa Corse natale : les grillons stridulent dans l’air chaud des premiers jours de l’été. Enfin, le noir laisse place à une scène où des chasseurs débarquent des sangliers d’un pick-up. Un d’entre eux est transporté jusqu’à un arbre pour être pendu par les pieds. On met plusieurs secondes à identifier, parmi tous ces hommes filmés de dos, une jeune femme, Lesia (Ghjuvanna Benedetti). C’est elle qui exécute le sanglier, l’éviscère comme pour nous dire déjà que cette jeune femme parmi les hommes sera notre intermédiaire pour scruter les entrailles de ce clan corse. 

On y entrera véritablement à partir du moment où Lesia sera embarquée par un homme à moto envoyé par le clan, après un plan élaboré durant plusieurs jours, pour la faire venir aux côtés de son père sans laisser la moindre trace sur la possible localisation de ce père recherché. Plus préoccupée par son amourette gâchée avec un jeune homme du coin que par la relation saccadée qu’elle entretient avec son paternel, Lesia met un certain temps à comprendre l’opportunité qui lui est offerte : profiter de ce qui pourrait être ses derniers instants avec son géniteur, un énigmatique chef de clan visé par des attaques menaçantes. Cette relation, elle commencera à la chérir lorsque des hommes autour de son père seront témoins de tentatives d’assassinats, puis victimes. Une voiture piégée sur le président socialiste de la région devient un message envoyé. “Cette voiture, c’est le début de quelque chose. C’est une rupture.

L’originalité du Royaume tient dans sa capacité à nous faire vivre le quotidien inquiétant et menacé d’un chef de clan et de ses membres mis à mal par une concurrence prête à faire couler le sang. Si la plupart des tueries sont annoncées par la radio ou par la télévision, c’est que ce premier long-métrage écrit avec Jeanne Herry est moins un film de massacre qu’un film sur le deuil, rappelant dans un ballet corse, la tragédie d’hommes virils voués à s’embrasser, à se prendre dans les bras, à se purifier dans l’eau après une fusillade. Cette violence filtrée, nous la percevons par le regard omniprésent de Lesia, figure féminine étrange dans ce maelström de violences répétées. Regards plein d’émois entre les rayons du supermarché, regards à travers la visière des casques de moto, regards dans le rétro pour scruter la menace, personnage de la veuve qui ne veut voir son mari mort à la morgue, regard dans l’embrasure de la porte où Lesia voit, elle, le corps de son parrain sur la table mortuaire, regard à travers les jumelles lorsqu’elle voit les hommes monter leur plan, regard à travers la lunette d’un fusil pour tuer un sanglier. Si toute la compréhension du film passe par le regard perçant de Lesia, son père lui dira justement, dans un moment de trouble comme pour ne pas baisser les yeux : “Lève la tête et le corps suivra.

À cette Corse, sont rendus ses hommes – les acteurs sont amateurs et locaux – son essence baignée du chant des grillons, des couleurs du soleil et celles de la sueur ainsi que sa mythologie sanguinaire redressée par l’amour d’un père pour sa fille et inversement. Ces individus sont d’une complexion tendre. Ce qui compte ici, c’est de partager une pêche, une escapade loin du bruit des armes, les savoirs de la préparation d’une soupe. Alors qu’elle avoue ne jamais avoir aimé la chasse, Lesia répond à la question : “Pourquoi tu y vas alors ? ” “C’est pour passer un peu de temps avec lui.” Le Royaume est cet endroit intime où s’entremêlent le regard d’un père aimant sa fille et celui de sa fille aimant son père. Et si d’ailleurs, les regards continuent de faire tomber les visages masqués, jusqu’à la fin, Le Royaume est un film qui trouve son entière puissance dans les scènes où on se passe de mots. Rythmé en creux, comme réglé sur une nature foisonnante capable de frapper deux fois dans un même intervalle, Le Royaume trouve dans son père charismatique et dans son interprète principale, deux paires d’yeux qui ouvrent les âmes.

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RÉALISATEUR : Julien Colonna
NATIONALITÉ : française
GENRE : drame
AVEC : Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Anthony Morganti
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 30 octobre 2024