Jesús López : Jesú.rrection

De quelle foi est construit le cinéma, et par là, de quelle foi en ce monde et en l’être sommes-nous capables de faire preuve, nous spectateurs et acteurs d’une vie dans laquelle la mort rôde – parfois injustement – quand son sacré tend à disparaître ? Le nouveau film de Maximiliano Schonfeld, Jesús López, invite à réfléchir à ces phénomènes de croyances et de survies, à travers un récit, qui plus que d’être d’émancipation ou d’initiation, est un de rédemption, malgré l’utilisation du hors champ qui vient ici donner à l’image toute sa puissance, et parce que face à la perte, tous les chants n’ont plus qu’à se taire…

Le nouveau film de Maximiliano Schonfeld, Jesús López, invite à réfléchir à ces phénomènes de croyances et de survies.


Amérique du Sud, Argentine, province d’Entre Ríos – là où des Allemands de la Volga avaient émigré au XIXe siècle avec leurs familles et leur langue –, des zones restées rurales où paissent encore des vaches dans des champs sur lesquels se reflètent des soleils couchants, ce, malgré l’arrivée de l’industrie agroalimentaire dans les territoires environnants impliquant un jeu de déplacements des habitants. Dans cet espace, pris entre la chaleur du soleil (et des feux, et des phares) et la sècheresse d’un sol où la poussière pleut, des villageois à la multiculture vivent d’agriculture ou de l’élevage pendant que leurs jeunes adolescents font des courses automobiles, ou quittent les lieux pour se diriger vers d’autres espoirs de vie. Le jeune Jesús Lopez (Lucas Schell) ne fera pas parti de ceux-là, parti trop tôt lors d’un accident de moto, percuté par un collègue coureur automobile qui a fui : Jesús, un héros malgré lui, et qu’on ne reverra plus après la sublime ouverture du film, face caméra et à toute vitesse, encerclé du feu des rayons d’un soleil éclairant à peine son visage et ses longs cheveux au vent dans la nuit noire. Accident, ou abstinence comme dirait A. Bashung dans ses coupages musicaux, pour tous ceux à qui il manquera. Le temps du deuil faisant se regrouper les membres d’une famille détruite, l’absence de Jesús est comblée par la présence d’un jeune cousin, Abel (Joaquín Spahn), sur qui de nouveaux espoirs (de remplacement) viennent se poser, malgré leurs différences tant physiques que morales : l’élu prendra ses vêtements, accompagnera les parents du défunt, dormira dans son flit, flirtera avec sa petite amie, conduira un muletto (en guise de remplacement de la voiture de Jesús), et, jusqu’où la transformation ? Dans cette atmosphère qui joue sur les frontières entre le fantastique et le magique, une tragédie de la métempsychose vient se dérouler sous nos yeux, au service de la mémoire des morts, de la survie des vivants, du croisement entre les souvenirs et les projections, de rencontre entre présence et absence à montrer comment vivre l’inacceptable, soit l’arrivée soudaine d’une mort, injuste. Le travail de Maximiliano Schonfeld est aussi surprenant qu’il est fascinant car bien qu’utilisant tous les procédés cinématographiques à son service pour traduire les effets de la perte, son film n’en reste pas moins attractif, bien que plaçant son spectateur du côté de l’émoi et de la tension vis-à-vis d’une situation (psychologiquement) commune mais (concrètement) inhabituelle, du moins montrée ainsi à l’écran. C’est d’abord le travail sur l’image réalisé par son chef opérateur, Federico Lastra, qui est incroyable dans sa manière de faire se croiser des plans (larges) sur un espace rural magnifique et apaisant (la vie ?) – malgré les signes avant-coureurs de la transformation en cours –, et des plans plus serrés sur un microcosme familial et des situations davantage liées à l’intime (et la mort).


Ainsi l’image fait s’affronter des scènes où Abel est au centre des regards et dans lesquelles s’échangent des réflexions entre deux générations sur l’avenir de jeunes que la ruralité ne fait pas rêver, et des situations plus intimistes, conversations sur le canapé d’une maison vidée de toute âme (avec la mère du défunt), au lit à regarder des films d’horreur (avec sa sœur enceinte) ou dans une voiture à faire émerger des souvenirs douloureux d’une solitude d’enfant (avec son père, son absence, sa lâcheté). Dans les personnages, le feu brûle, comme il sera un fil conducteur des images tout au long, jusqu’à la scène finale. La caméra joue avec les plans, qu’ils soient longs et fixes ou agités et changeants, et selon le moment de la transformation d’un Abel qui semble prendre avec (et pour) lui tout ce qu’il entend et à la place d’un autre, frère d’arme perdu : dans le mythe biblique, Abel mourait tué par Caïn, ici il revit.

Ce film, qui traite de la perte – soit de l’absence –, parvient magnifiquement à la rendre présente.


C’est également par le traitement sonore que l’ambiance du film laisse place à l’étrangeté et à la complicité à la fois, à faire sortir le spectateur d’une situation pure du deuil pour le faire aller vers la poésie de la vie, traduite toute simplement par la nature (environnante comme humaine). En dehors du chien du défunt, Nippur, et ses pleurs, on entendra dans un crescendo saisissant le témoignage d’émotions (refoulées) à travers le cri des insectes, le mugissement des vaches, le bruit des pas ou respirations quand ce ne sont pas des cris de surprise à cause d’une ombre que voit Abel sur un mur d’immeuble, ou la permanence (du moins qui le devient dans l’oreille du spectateur) des moteurs automobiles venus hanter tout un chacun. Eux comme nous sommes à l’écoute, guidés par un combat vis-à-vis de l’acceptation émotionnelle d’une mort : Abel est ce bouclier. À cette musique diégétique s’ajoute une musique populaire argentine quand ce n’est pas celle décalée composée par Jackson souvenirs, chants encore présents pour faire se confronter présent (réel) et passé (perdu) jusqu’à les confondre. David Lynch n’est parfois pas loin… Se confondre, c’est bien ce qui arrive à Abel dans ce récit grâce à un scénario qui ne lui laisse – ou lui offre – la place que de réagir (soit de refaire pareil que l’autre), la caméra jouant des surimpressions d’un côté, et d’une alchimie des éléments : l’eau (son lac ou sa pluie), l’air (venteux et poussiéreux), le feu (permanent et brûlant), et la terre sur laquelle des voitures poursuivent leur trajectoire (en allers venues des villageois ou en cercle par les coureurs automobiles) font partie du jeu de confusion, miroirs des états, des moments, des sentiments des personnages, et d’un spectateur que le réalisateur met, plus que dans le doute, dans la confidence (et la confiance) de sa création dans l’espace cinématographique. Car n’est-il pas question, à travers ce film, que d’espaces multiples à découvrir, explorer, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs, en miroir ou en brisure? Partant de l’espace rural pour arriver dans l’espace psychologique, traversant l’espace familial pour entrer dans l’espace mythologique, faisant valser l’espace du réel avec l’espace fantasmé, ce film, qui traite de la perte – soit de l’absence –, parvient magnifiquement à la rendre présente et à lui faire habiter tous ces espaces, un par un, comme si cette dernière, omniprésente, était sacrée. Sacré, c’est bien Abel qui l’est, lui qui, avec ses cicatrices, admirait son Jesús disparu, avec ses longs cheveux, avant, ici, de le dépasser, pour le ressusciter par l’intermédiaire, ici, d’un outil motorisé que d’aucuns lui ont autorisé… Crash.

On ne dira pas non plus de quelle force est faite la séquence finale, exceptionnellement cathartique, qui tend à redonner une définition au sacré, tel qu’on l’entendait, ou à la nature humaine qui l’a laissé se démystifier. Maximiliano Schonfeld avoue ses liens avec un Pasolini dont il ne reprend pas la démesure mais l’utilisation d’un sacré dans lequel poésie et sauvagerie s’entrecroisent. S’il manque peut-être quelques dizaines de minutes pour qu’on puisse souffler après avoir vécu et partagé les symptômes d’une famille, sans doute le reflet de toute une société face à l’indicible devenu l’immontré – via le hors champ et ses alternances de champ, notamment lors de la transformation centrale et de la fin –, à la manière d’une proposition qui redonne corps à la question des symboles et à l’importance des psychés, il faut aller honorer ce film, et son Jesús Lopez, même si on ne le voit jamais : question de cinéma, question de foi, car à l’immontrable, nul n’est tenu, mais au vénérable un Abrazo a été donné (Festival du cinéma latino- américain de Biarritz, 2021).

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RÉALISATEUR : Maximiliano Schonfeld
NATIONALITÉ : Argentine
AVEC : Lucas Schell, Joaquín Spahn, Sofía Palomino
GENRE : Drame
DURÉE : 1h27
DISTRIBUTEUR : Tamasa Distribution
SORTIE LE 13 juillet 2022