Etat limite : au bord de la crise de nerfs

Après Ghost Song, le documentariste Nicolas Peduzzi choisit d’ausculter l’état de l’unité psychiatrique de l’hôpital Beaujon de Clichy, un service sous pression constante, devant répondre aux demandes de multiples patients en recherche de soins, avec des moyens dérisoires. En donnant la parole au médecin psychiatre de la structure publique, le docteur Jamal Abdel Kader, État limite devient un documentaire stupéfiant, choisissant de montrer la face cachée d’un système hospitalier en perdition, malade, doté d’un fonctionnement dysfonctionnel et sûrement peu adapté. Alors que le sujet de la qualité des hôpitaux est maintes fois évoqué dans les récentes actualités, sans solutions convenables, l’œuvre contribue fortement à cette prise de conscience se généralisant depuis la pandémie. Devant la caméra, le praticien pourtant dévoué à son travail constate les nombreux dérèglements, mais essaye toutefois de pratiquer sa spécialité en apportant chaleur humaine et réconfort à ceux qui en ont besoin.

À l’hôpital Beaujon de Clichy, un seul psychiatre est présent, avec une sollicitation élevée. Comment faire pour travailler, supporter une aussi intense pression ?

État limite résonne comme un cri de désespoir, ceux des personnes souffrant de désordres psychiques, également celui du personnel médical dont la fonction est d’apporter une réponse médicamenteuse ainsi qu’un soutien moral se transformant souvent en assistance sociale, une double mission périlleuse révélant l’état d’un système et la désillusion des médecins.

Nicolas Peduzzi filme avec délicatesse le quotidien de cette unité recevant des patients en détresse, suicidaires, victimes d’addictions ou autres troubles, à qui le moindre temps de parole avec le docteur est bénéfique pour la survie mentale, un contact social que l’on sait nécessaire dans ces instants difficiles alors que les douleurs morales se font fortes. La caméra capte ces moments d’échange, saisissant au passage nombre d’expressions faciales signifiant la tristesse et le désarroi le plus total. Les quelques patients se livrent, acceptent de parler devant l’œil du documentariste. Ainsi, ces précieux témoignages en disent beaucoup sur les maux, l’esprit défaillant, dans une société anxiogène où la folie, le handicap, ou autres pathologies, tendent à exclure les victimes de toute sociabilisation. Le docteur Jamal Abdel Kader tente d’établir un lien avec toutes ces personnes, use de sa qualité de psychiatre pour apaiser les souffrances, exerçant alors sa spécialité avec le simple objectif de respecter la dignité. Cependant, les limites de l’institution hospitalière réduisent considérablement les efforts consentis, la réponse médicale ne suffisant pas à soigner durablement ces vagues de patients défilant quotidiennement dans les chambres, notamment à cause des contraintes budgétaires et du manque de moyens. Préjudiciable au bon déroulement d’une prise en charge efficace, l’absence significative de ressources humaines affecte tout un personnel devant composer tant bien que mal avec ce problème. État limite dresse un constat accablant, filmant un docteur passionné, mais désillusionné par un système chancelant provoquant une charge de travail immense, dans ce secteur de loin le plus éprouvant physiquement et mentalement. Le documentaire ne cesse d’aligner les exemples de cette parfaite désillusion, avec ces médecins désireux d’aider, mais emportant les désagréments professionnels chez eux, preuve que l’hôpital se trouve toujours au bord de la crise de nerfs, prêt à imploser. Admirable de ténacité, ce docteur téméraire reste debout, avec une complication dorsale, écoutant et rassurant ses patients tout en restant proche d’une médecine basée sur l’humanité et non forcément sur l’usage des benzodiazépines, et autres molécules. Soucieux de soutenir, le jeune psychiatre évoque toutefois avec lucidité un métier dont l’existence dans les hôpitaux s’inscrit en pointillés, l’infime nombre de praticiens ne permettant pas de pallier efficacement à la demande croissante.

Nicolas Peduzzi propose un regard percutant sur cette médecine exercée au sein de ce service, mettant en valeur des portraits de citoyens au parcours chaotique, minés par des blessures intérieures.

Les patients sont, eux aussi, dans un état limite, complètement anéantis par ces immenses failles personnelles, de l’addiction au comportement suicidaire, autant de souffrances souvent indicibles que les mots ne peuvent pas aisément diminuer. Le documentaire ne filme pas la folie, mais les différentes errances psychiques, ces troubles mentaux aux multiples causes, que l’on trouve généralement dans le passé ou dans notre société. L’œuvre ausculte, s’introduit pudiquement dans le psychisme, donne la parole, offrant ainsi une mise en lumière particulièrement intéressante sur les mécanismes psychologiques, ainsi que sur l’écoute de ce praticien, dont la proximité témoigne de sa volonté de prendre soin de ces personnes . Ainsi, de ce film se dégage un profond sentiment d’humanité, une notion si vitale dans ces couloirs traversés par l’amertume, la dépression, où panser les plaies est d’une importance capitale. Nous prenons conscience de la fragilité d’une vie, que tout peut rapidement basculer, que notre chemin peut être constitué d’obstacles difficilement surmontables, qu’il faut sans doute relativiser. Ceux qui apparaissent à l’écran font preuve d’une incroyable force, et les filmer permet de transmettre toutes ces émotions déprimantes, perceptibles, car elles se lisent totalement dans les regards. Il est pourtant peu évident de rentrer à l’intérieur de cette unité secouée par les conflits. Nicolas Peduzzi réussit une excellente réalisation, un chef-d’œuvre où les praticiens sont des héros de tous les jours, des survivants travaillant dans des conditions inacceptables, mettant en péril un métier qui, de plus en plus, s’éloigne de l’hôpital, cette structure ne proposant plus un service fonctionnel.  

 

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RÉALISATEUR : Nicolas Peduzzi
NATIONALITÉ :  France
GENRE : Documentaire
AVEC : le docteur Jamal Abdel Kader 
DURÉE : 1 h 42
DISTRIBUTEUR : Les Alchimistes
SORTIE LE 1er mai 2024