Déserts : admirable tour de force

 
Le cinéma marocain, pour des raisons économiques, et tout simplement d’industrie cinématographique, est rare. Il est d’autant plus agréable que nous en parviennent des auteurs singuliers, aussi talentueux et uniques que Faouzi Bensaïdi, qui, jadis, avait époustouflé le monde cinématographique avec son WWWWhat a wonderful world – dont vous avez compris le jeu de mots plutôt visionnaire et moderne à son époque.

Amis de longue date, Mehdi et Hamid, travaillent pour une agence de recouvrement. Ils sillonnent les villages du grand Sud marocain dans leur vieille voiture et se partagent des chambres doubles dans des hôtels miteux. Ils ont exactement la même taille, les mêmes costumes-cravates, les mêmes chaussures. Payés une misère, ils essaient de jouer aux durs pour faire du chiffre. Un jour, dans une station-essence plantée au milieu du désert, une moto se gare devant eux. Un homme est menotté au porte-bagage, menaçant. C’est l’Evadé. Leur rencontre marque le début d’un périple imprévu et mystique…

Déserts est un chef-d’oeuvre de drôlerie et aussi un poème violent

Faouzi Bensaïdi nous livre ici un des films les plus beaux et intéressants de Cannes, toutes sélections confondues. L’image est moins léchée et graphique que celle de WWW, mais ce qu’il nous offre en contrepartie a tout autant de valeur, sinon plus, et il est intéressant de le voir changer de patte, de style, même s’il demeure certaines constantes. Faouzi Bensaïdi est le Buster Keaton marocain, sinon le nouveau Buster Keaton tout court. Il est aussi acteur de ses films, même si ici il s’octroie un rôle mineur, mais sa physionomie et son impassibilité inflexible dans les situations les plus burlesques justifient la comparaison que nous ne sommes pas les seuls à faire et à avoir faite. Déserts est un film audacieux. D’aucuns s’y perdent à l’instar des deux protagonistes de la première partie du film, casaouis égarés dans des paysages de pierre arides et une faune qui leur est peu commune de côtoyer. Sur ce point les critiques sont unanimes : la première partie est d’une drôlerie incroyable et parfaite. Nous pourrions donner dans la comparaison avec les maîtres en la matière, nous avons déjà mentionné un nom, mais il serait cependant réducteur voire insultant au talent et au caractère unique de Bensaïdi d’égrener davantage de grands noms. Comme il l’a dit à l’issue de sa première projection cannoise, dans un jeu de questions-réponses avec ceux qui venaient de découvrir son œuvre, la première partie est un roman (nous rajouterons à la Bouvard et Pécuchet de Flaubert, avec des pointes d’émotion), la seconde est une poésie. Le film kidnappe le spectateur (comme les deux anti-héros) qui, captivé, charmé, ne s’y attend nullement. Nous entrons en cette déviation comme dans un tunnel où finalement éclate une aveuglante lumière, un lyrisme, un romantisme au sens premier du terme, une histoire d’amour, de vengeance, de violence sublimes. D’ailleurs lorsque ce twist, cette transition se fait, les deux héros, sur le sempiternel thème de l’amour impossible et tragique de Roméo et Juliette, s’échangent des bribes de phrases déchirantes de beauté. Volontairement Faouzi Bensaïdi ne veut pas que nous comprenions tout de ces si beaux échanges, de ce moment précis où la voiture, l’image, prennent une toute autre direction. Si certains ont été désorientés, pour ne pas dire déçus de ce changement de genre et de protagonistes totalement inattendus, et n’adhèrent pas à cette proposition, les autres, dont nous sommes, ont été conquis, époustouflés, émus, positivement sidérés, restés stupéfaits par l’émotion.

Aussi Déserts est un chef-d’oeuvre de drôlerie et aussi un poème violent. Certains seront frustrés par l’abandon du comique, dont Faouzi Bensaïdi est un des plus grands maîtres actuels, d’autres seront cloués au fauteuil par une telle audace, et seront happés, comme aspirés par le tunnel que nous avons évoqué plus haut. Comme dit Alexandre (Jean-Pierre Leaud) dans La maman et la putain : « Il faut déplaire à certaines personnes pour plaire à d’autres… tellement.« 

Notons par ailleurs que le Maroc qui nous est présenté, même pour l’autochtone, est totalement inédit : ce sont des usages, des personnes et des paysages vierges du cinéma marocain et mondial. Une qualité supplémentaire de cette très belle œuvre.

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RÉALISATEUR : Faouzi Bensaïdi 
NATIONALITÉ : Belgique, Danemark, Allemagne, France, Maroc 
GENRE : Comédie dramatique 
AVEC : Fehd Benchemsi, Abdelhadi Talbi, Hajar Graigaa, Rabii Benjhaile
DURÉE : 2h04
DISTRIBUTEUR : Dulac Dustribution
SORTIE LE : 20 septembre 2023