Dancing Pina : Rois et reines…

On ne présente plus Pina Bausch, ni les déjà nombreux documentaires existant sur ou autour d’elle, son art, sa créativité, ce personnage, depuis son décès en 2009 – à commencer par Wim Wenders. Pour la célébrer de nouveau, mais surtout rendre hommage à la puissance de ses pas dans lesquels d’aucuns continuent de danser, le réalisateur allemand, Florian Heinzen-Ziob, se lance dans un nouveau long métrage où il est question de passeuses et de passeurs comme il est question de territoires, d’ici et d’ailleurs, en Europe ou en Afrique, proche ou loin (de Pina), mais toujours des continents de l’intime – à trouver, après les avoir explorés puis recherchés, en soi. Dancing Pina, titre à double emploi au moins – Pina faisant danser, le film la faisant redanser – propose ainsi de partager le quotidien de deux troupes, dont l’ultime mouvement serait de rendre à la scène deux chorégraphies célèbres de la chorégraphe, Le Sacre du Printemps (d’Igor Stravinski) et Iphigénie en Tauride (Christoph Willibald, Ritter von Gluck), datant de 1974 et 1975, troupes qui se produisent respectivement à Dakar et Dresde (opéra Semper), autour de projets financés par la fondation Bausch (créée par le fils de l’artiste, Salomon Bausch) notamment, la compagnie de la chorégraphe, Tanztheater, poursuivant son travail à Wuppertal (Allemagne). Ici sont réunis des chorégraphes, et pour certains d’anciens élèves de Pina, et des danseuses et danseurs, issus du ballet classique, du hip-hop, de danses traditionnelles ou tribales héritées. Ici ce sont des formations, des origines, des corps, des rythmes différents, mais surtout des qualités à ne pas dénier, des défauts à mettre en valeur – qu’il s’agisse de poids, taille, forme corporelle. Car par Pina, chez Pina et pour Pina, il ne s’agit que d’être et de respirer, de bouger et de se mettre en mouvement, de se re.trouver avec soi, pour et (tendrement) contre soi, à la manière d’un don à l’autre comme à soi, et d’une symbiose avec son environnement – la scène d’un opéra, la salle de danse, sur le sable même…-, sans chercher à (se) parfaire – contrairement à ce qui est attendu en danse classique – mais par son corps à faire (corps, ou chœur c’est au choix et selon). Sur ces presque deux heures de film, ce sont donc de ces rencontres entre des artistes et leur corps, d’artistes entre eux, d’élèves avec leurs (sévères mais bienveillants) professeurs, et avec Pina, dont il est question, et, de façon très partagée, généreuse et solidaire, d’une triple rencontre offerte à la vue de spectateurs, depuis la chorégraphe jusqu’à ses transmetteurs, de ces derniers aux danseurs arrivés jusqu’à ceux qui les observent, captivés par un simple tissu rouge sang passé de main en main dans un choral mouvement… Rien ne se perd, tout se transforme… et le génie subsiste !

Ode, hommage viennent rencontrer fidélité et authenticité, celles qui se répondent dans Dancing Pina, un film qui offre à penser qu’il n’est pas aisé de sur.vivre sans la vie danser !

Le film s’ouvre sur des images d’archives, que le réalisateur économisera pour les rappeler à bon escient, d’extraits de spectacles – vidéo cassettes et noir et blanc obligent – vus, revus, connus et reconnus par celles et ceux qui transmettent la lettre et l’esprit de Pina, sa « geste », à travers des répétitions acharnées autour d’une scène, d’un mouvement. Le ballet du Semperoper est la première compagnie autorisée à danser cette pièce. Sangeun Lee, coréenne, est mince, svelte, grande et belle : sa taille, elle ne l’assume pas totalement malgré l’émotion dont témoignent les mouvements qu’on lui voit faire à l’image. Malou Airaudo – qui a dansé l’Iphigénie –, dirige les répétitions : ensemble, elles construisent Ce qui fera la singularité du personnage, mais aussi celle de la danseuse. Frissons. Si de nombreux films de fiction actuels parlent de jeunes danseurs ou danseuses avec leurs problématiques (pour les plus récents, Et puis nous danserons, Levan Akin, 2019 – La Danseuse, Stéphanie di Giusto, 2016 – Girl, Lukas Dhont, 2018) ou le dernier documentaire de Jean-Stéphane Bron, L’Opéra (2017), rares sont ceux qui sont intéressés de si près aux rapports entre le chorégraphe, le professeur, l’élève danseur et deux états de l’art, depuis l’origine d’une chorégraphie jusqu’à sa réinterprétation, nécessaire selon Pina Bausch, relativement à la singularité et à l’humanité propre d’un corps. C’est en alternance que l’on assiste aux répétitions d’une scène parquetée établie à Dakar, en plein air et totalement ouverte, pour le projet de l’école des Sables, un lieu fondé par Germaine Acogny – danseuse et chorégraphe franco-sénégalaise réputée – et Helmut Vogt – son époux –, où vont se retrouver des danseuses et danseurs de toute l’Afrique, sous la direction de l’Australienne Josephine Ann Endicott, qui dansa plus de trente ans auprès de Pina, et du Colombien Jorge Puerta Armenta – qui fut durant près de vingt ans membre de l’ensemble du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch ! On ne cache pas que la diversité (et la singularité) des artistes, le mélange des langues (et des langages), les liens qui naissent entre certains, au service de la recherche d’un perfectionnement non uniquement des corps, du spectacle, mais des êtres vis-à-vis de leur regard sur eux-mêmes, est bien plus enrichissant que la Salade grecque récente d’un certain Cédric. Malgré le peu de dialogues, des échanges, rares mais efficaces, s’instaurent : à qui doute, à qui craque, à qui se trompe, à qui peut plus, moins, mieux, pareil pour rester dans une stabilité de mouvement, par exemple : c’est que les images montrent des essais et des chorégraphies dont les gestes se répètent, et que, pour le spectateur, c’est plus dans un état d’admiration, d’étonnement, voire de sidération qu’il est mis face à la volonté, au courage, à l’endurance dont font preuve les danseuses et danseurs. Ainsi sont montrés les doutes de la capverdienne Luciény Kaabral quand la nigérienne Gloria Ugwarelojo Biachi explique son parcours : marginalisée, parce que les danseuses africaines sont considérées comme des prostituées – car elles devraient coucher et de ce fait seraient empêchées de se marier –, elle s’est construite en-dehors de sa famille ; à son fils laissé au pays, lui qui l’a rarement vue danser, elle lui a promis ce spectacle. Par petites touches, Dancing Pina dresse alors le tableau de différentes sociétés : ainsi le contraste entre les plans au Sénégal, épurés, vides, ne laissant la place qu’aux corps et aux hommes, et ceux à l’opéra de Dresde, dont le bâtiment est magnifié de l’extérieur, illuminé à l’intérieur fait de dorures ! Pourtant l’étonnement des danseurs américains et africains sera le même face au répertoire de Pina Bausch : les hommes s’expriment – d’ailleurs presque plus que les femmes – pour évoquer le comment ou le pourquoi. Un énorme trou dans la scène effraie l’un quand l’autre craint que les rites africains ancestraux viennent le mettre en transe ! Aux répliques des danseurs viennent alors répondre les souvenirs de celles qui ont côtoyé Pina et qui s’en souviennent, indéfiniment…

Continents et territoires, partant du plus lointain pour arriver au plus intime, voici ce que donne à explorer Pina Bausch quand Florian Heinzen-Ziob nous donne à partager cette même direction dans le documentaire de sa geste… à nous faire frissonner…

Malgré des coupes abruptes dans le montage parfois, un système répétitif d’alternances de scènes, ici ailleurs, une durée pourtant révélatrice de la nécessité de patience que l’on attend de professionnels tels qu’on les voit, ce film fait éprouver mille et une sensations. D’abord parce qu’il nous fait rencontrer le monde entier de façon autant chorale que singulière – cf. la troupe du Sacre, les solistes d’Iphigénie –, ensuite parce qu’il nous met face à des questionnements sur le monde, la rencontre, la diversité, et l’acceptation de l’Autre, en miroir ou en différence – tels les danseurs qui parfois s’observent mais jamais ne se jugent, dans l’équipe soudée à laquelle ils appartiennent –, enfin parce qu’il nous donne à voir, par l’intermédiaire de la danse mais au-delà de la beauté – des corps, des gestes, des êtres –, grâce au génie de Pina Bausch mais qui va au-delà d’elle, une humanité recherchée, auprès des autres et de soi, au service de la rencontre entre l’esprit et le corps – clin d’œil à Rabelais –, dans le sens où la saine recherche de la chorégraphe amène à quelque chose de saint, dans le sens de sacré, qui autorise à ses membres à se dépasser, soit à faire se croiser sur cette Terre des éléments de l’ordre du visible – du mouvement – et de l’invisible – la sensation. À travers cette danse « brute », c’est face à des corps bruts qu’on est placés, ces corps d’or, qu’ils soient blêmes ou blancs, dans le désert ou l’opéra allemand. Parce qu’à les filmer de si près, Florian Heinzen-Ziob nous offre presque de les toucher, et de transformer notre boue en or : en témoigneront les dernières images du film – cause Covid –, après qu’on annonce que le spectacle sénégalais doive être annulé, mais qu’un autre type d’expérience soit offert, celui de danser sur le sable ocre qui a bien été nettoyé, et qui laissera, le temps d’une nuit, la trace de celles et ceux qui, sur lui, ont dansé. Magnifique, et une dernière fois se trace le sillon d’une fidélité à celle qui a permis à ceux de rester dans leur propre authenticité, tout en leur offrant de se métamorphoser… ce n’est plus Dancing Pina qu’il faudrait dire mais finalement Dancing Queen !

3.5

RÉALISATEUR : Florian Heinzen-Ziob  
NATIONALITÉ : Allemagne
GENRE : documentaire dansé
AVEC : Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Malou Airaudo, Clémentine Deluy, Dominique Mercy, Ditta Miranda Jasjfi, Kenji Takagi, Çağdaş Ermiş, Fernando Suels Mendoza et tous les danseurs et danseuses
DURÉE : 1h52
DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution
SORTIE LE 12 avril 2023