Club Zero : plus de fluide, moins de corps

Ce Club Zero ne plaira pas à tout le monde. Habitués qu’on est de la froideur des images de Jessica Hausner – et d’une parenté visible avec le cinéaste Michael Haneke –, le long métrage en Sélection Officielle rappelle aussi par endroits la démarche du Président du Jury cannois, Ruben Ostlünd, même si tout n’est pas qu’une histoire de vomi… Lycée privé et d’élite, parents bobos même si l’on trouve des familles boursières, parents qui s’impliquent au point de proposer à la directrice l’intégration d’une enseignante, Miss Novak (interprétée par l’excellente Mia Wasikowska), spécialiste de la nutrition– par l’intermédiaire de l’Alimentation Consciente qu’elle l’appelle –, afin que leurs enfants soient au fait des considérations et des évolutions de la société actuelle – le phénomène est donc mondial –, venu rencontrer le souci de l’environnement, l’écologie, le bien-être et le mieux-vivre ensemble. Au sein de son petit groupe classe qu’elle réunit régulièrement, ce sont des exercices de respiration, une manière ralentie de faire arriver l’aliment à ingurgiter dans sa bouche, une publicité pour sa tisane, et la suppression de tout ce qui pourrait de près ou de loin contenir sucre, graisse ou l’idée même d’un plaisir gustatif. Malgré quelques réticences propres à la vie de chaque élève ou un embrigadement facilité par le moment de la construction dans laquelle il se trouve et parfois des expériences douloureuses difficiles, le dispositif que l’enseignante met en place se déploie jusqu’à une issue… ni catholique ni glamour… on n’en dira rien.

Une satire du nouveau monde aussi froide que haute en couleurs : ou comment le cinéma peut tuer ses propres personnages sur le modèle d’une société qui ne les protège pas plus…

Dès que l’on pénètre l’enceinte de l’établissement, le cadre est posé, et à la manière de Jessica Hausner, de façon précise, rigoureuse, dans une volonté de perfection des plans, ce malgré les couleurs et le design des lieux, plutôt luxueux où rien ne dépasse, ce qui donne le ton : l’uniformisation au service de la disparition de toute singularité. On peut immédiatement penser de par le tableau des élèves dans leurs uniformes écologiques dans l’établissement au récent Licoricce Pizza (P. T. Anderson), en moins sucré, ou à l’actuel Astéroïd City (de Wes Anderson, en lice aussi), en moins boulimique – c’est le cas de le dire – de par le soin apporté aux décors. Décors – on passe sur les grandes maisons de ces familles bourgeoises à l’exception d’une, faux décors puisque les enfants vont mal de toutes façons, c’est propre à leur âge –, et des corps de quoi tirer la métaphore puisqu’ils sont l’objet et l’enjeu du film avec pour principale tendance celle de disparaître… En effet, si le dispositif mis en place par Miss Novak est que les adolescents mangent bien, il vise à ce qu’il mange peu, jusqu’à moins, jusqu’à rien, tout étant lié à la volonté et à la psyché qui, à elles deux, peuvent faire survivre n’importe quel être humain : mieux, c’est par cette démarche qu’ils échapperont à la fin du monde – on n’est pas loin de la dénonciation des complotismes contemporains divers. Le tableau, réaliste, qui consiste à montrer des adultes complètement irresponsables et pris dans le mouvement de la société à laquelle ils appartiennent, pour faire le mieux et le mieux pour leurs enfants sans se poser aucune question, semblera facile pour certains : les portraits figurent des types et des caractères communs – père qui ne s’occupe de rien, parent d’élève intrusif, mère anorexique qui projette sur sa fille –, pourtant ce n’est ni la culture ni l’argent qui leur manquent. Pourtant ce qui n’était pas facile – et c’est un reproche déjà fait au film – était de réussir à montrer comment aucun repère – d’ailleurs rien ne précise quand ni où cela se passe –, aucune sensibilité, aucune personnalité au fond ne sont plus visibles dans une ère où la peur, la méfiance, la nécessaire responsabilité écologique, le développement personnel sont devenus des intérêts individuels, qui, poussés à leur paroxysme, ne permettent plus de faire société. Évidemment que le personnage du gourou et le petit troupeau qu’il éduque pensent être dans le meilleur chemin, sauf qu’à supprimer les limites – comme les interdits ou les tabous –, c’est à la folie, au non-sens, et finalement à l’inconscience que place libre est laissée au service de la disparition de l’individu sous le prétexte de sa purification… En témoigne aussi l’humour noir des blagues qui s’échangent entre adultes, et la distanciation maîtrisée du discours devenu un plat froid.

Un travail précis de mise en scène, miroir des nouvelles méthodes actuelles pour détruire l’être depuis l’intérieur.

Ainsi, il est facile de comprendre les choix cinématographiques de Jessica Hausner et la perte de corps de ses images qui répondent en miroir à ce qui est en train de se passer pour les jeunes personnages. Dénonçant les dérives sectaires, les fausses thérapies parallèles, les croyances qui viennent se heurter non seulement à la science mais surtout à la raison, le film multiplie les effets techniques pour montrer ce que sont des êtres devenus : passant de grands angles autour des lieux et des situations à des plans fixes concentrés sur les personnages, la caméra se ralentit parfois de la même manière que les adolescents se déplument, jaunissent. Alors oui, c’est féroce jusqu’au monstrueux, c’est une manière froide de montrer la barbarie, mais derrière tout ça, c’est bien une inquiétude qui caractérise le cinéma d’Hausner, celle de ne plus prendre en compte des territoires propres à chaque individu, d’aller vers un vide nauséabond, et dans un rythme anxiogène tout au long du récit, d’interroger la vulnérabilité, la fragilité, et par là, la fonction du cinéma, capable de disparaître si on ne s’intéresse qu’à sa forme. À la différence d’un Astéroïd City donc, Club Zéro est une fable dont le discours vaut dans une société où les mots – et les maux – perdent de leur (vrai) sens, pour finir enterrés dans un coin de nature…

4

RÉALISATEUR : Jessica Hausner  
NATIONALITÉ : Autriche
GENRE : Drame contemporain 
AVEC : Mia Wasikowska, Sidse Babett Knudsen, Elsa Zylberstein, Amir El-Masry, Camilla Rutherford, Mathieu Demy, Amanda Lawrence, Sam Hoare, Keeley Forsyth, Lukas Turtur, Florence Baker
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Bac Films
SORTIE LE 27 septembre 2023