Ashkal, l’enquête de Tunis : un remarquable polar à la lisière du fantastique

Ce premier long métrage du tunisien Youssef Chebbi vient confirmer la très bonne santé du cinéma nord-africain, et plus particulièrement celui de la Tunisie, après la découverte de Harka et de Sous les figues. Tous les trois ont d’ailleurs été découverts au dernier Festival de Cannes, dans la section Un Certain Regard ou à la Quinzaine des réalisateurs. Un renouveau, une éclosion même, qui est le fait de jeunes cinéastes quarantenaires qui, pour certains dont Chebbi, se sont battus pour la liberté. Pour autant, Ashkal n’est pas qu’un film social de plus, comme on en voyait beaucoup jadis venant de ces contrées. S’il impressionne et fascine autant, c’est en raison de sa grande maitrise formelle et de son intelligence dans l’écriture.

Le grand intérêt que l’on éprouve devant ce long métrage vient notamment du fait qu’un malaise, qu’une certaine inquiétude surgissent uniquement par le biais de plans subjectifs, donnant clairement une touche de fantastique à l’ensemble

Dans un des bâtiments des Jardins de Carthage, quartier de Tunis créé par l’ancien régime mais dont la construction a été brutalement stoppée au début de la révolution, deux flics, Fatma et Batal, découvrent un corps calciné. Alors que les chantiers reprennent peu à peu, ils commencent à se pencher sur ce cas mystérieux. Quand un incident similaire se produit, l’enquête prend un tour déconcertant. Dès les premiers plans, le spectateur comprend l’importance de ces décors urbains : ces immeubles, qui semblent être en construction, sont en réalité laissés à l’abandon. Ils sont chargés d’histoire, les symboles aussi des mutations qu’est en train de connaitre le pays. Magnifiquement filmés par Chebbi grâce à une mise en scène quasi géométrique, virant même à l’abstraction, ils constituent également la clé du film. Il est à noter que de nombreux films actuels utilisent intelligemment ce décor, comme le long métrage de Ely Dagher, Face à la mer, sorti en avril dernier. Ces « carcasses de béton », étonnantes (non pas en elles-mêmes, mais rendues étonnantes par le talent de Chebbi) seront le théâtre de ce qui pourrait bien être un crime (un corps nu calciné y est retrouvé, avec des vêtements posés à ses côtés). Le grand intérêt que l’on éprouve devant ce long métrage vient notamment du fait qu’un malaise, qu’une certaine inquiétude surgissent uniquement par le biais de plans subjectifs, donnant clairement une touche de fantastique à l’ensemble (les deux enquêteurs, mais d’une manière générale toutes les personnes à proximité de ce quartier, semblent surveillés, épiés sans que l’on ne sache véritablement par qui).  On pense à la fois au genre de la science-fiction et au cinéma de Kiyoshi Kurosawa, notamment Cure, influences revendiquées par Chebbi lui-même.

L’œuvre devient métaphorique, mystérieuse, dépassant allègrement le cadre sociologique et politique. Comme si la résolution à proprement parler n’intéressait pas vraiment le cinéaste, ou du moins, ne constituait pas le cœur du film.

Le réalisateur n’en oublie pas pour autant le contexte politique, très présent dans Ashkal : dans cette Tunisie post-Ben Ali, règnent toujours (et encore plus) la corruption à tous les étage (y compris dans la police), les malversations, les règlements de compte. Les deux policiers y sont confrontés : Batal, dont on devine qu’il y a été mêlé, observe inquiet, en famille, les comptes-rendus et les témoignages recueillis par la commission chargée de solder les comptes des années de dictature ; Fatma est constamment malmenée et dénigrée du fait de l’action de son père qui a participé à dénoncer les actions de la police (et le moins que l’on puisse dire, c’est que les rancunes sont tenaces). Enfin, les nombreuses victimes qui s’immolent par le feu, qui expliquent l’enquête policière, évoquent celle de Mohamed Bouazizi en décembre 2010 devant la préfecture de Sidi Bouzid, marquant le début du « printemps arabe ». Ainsi, plus le film avance, plus on s’éloigne d’un regard folklorique et moins on comprend les motifs réels des crimes commis. L’œuvre devient métaphorique, mystérieuse, dépassant allègrement le cadre sociologique et politique. Comme si la résolution à proprement parler n’intéressait pas vraiment le cinéaste, ou du moins, ne constituait pas le cœur du film. Comme si Chebbi cherchait à creuser plus profondément, à gratter sous le vernis du film de genre : « Notre cinéma reste souvent à la surface des choses. Il se cantonne souvent à une approche frontale de la réalité, à quelques thèmes laissant peu de place à l’imagination : la Tunisie accueillante où il fait beau et chaud, les marchés, les épices, ou les contradictions entre modernité et tradition, la situation de la femme, la religion… »

Par la beauté de sa mise en scène, par la fascination qu’il exerce sur le spectateur même longtemps après la projection et parce qu’il refuse la facilité ou le misérabilisme, ce premier long métrage impressionne et constitue à n’en pas douter l’un des chocs esthétiques de ce début de nouvelle année cinématographique.

Horrifique, Ashkal l’est assurément notamment dans les scènes d’immolation et les traces au sol qui subsistent après, mais aussi dans les vidéos virales qui circulent abondamment sur les réseaux sociaux, via les smartphones. Ces gestes ont quelque chose de fascinant, de tragiquement beau, ou comme le souligne Chebbi de « mystique, voire religieux, et prophétique aussi. » Mais le film est surtout étrange (dans le bon sens du terme bien entendu), échappant à toute interprétation logique, pour mieux sonder la réalité d’une société complexe.

Horrifique, Ashkal l’est assurément notamment dans les scènes d’immolation et les traces au sol qui subsistent après, mais aussi dans les vidéos virales qui circulent abondamment sur les réseaux sociaux, via les smartphones.

Par la beauté de sa mise en scène, par la fascination qu’il exerce sur le spectateur même longtemps après la projection et parce qu’il refuse la facilité ou le misérabilisme, ce premier long métrage impressionne et constitue à n’en pas douter l’un des chocs esthétiques de ce début de nouvelle année cinématographique. Il désigne indiscutablement Youssef Chebbi comme un réalisateur à suivre !

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RÉALISATEUR : Youssef Chebbi
NATIONALITÉ : Tunisie, France
GENRE : Thriller mystique
AVEC : Fatma Oussaifi, Mohamed Houcine Grayaa, Rami Harrabi
DURÉE : 1h32
DISTRIBUTEUR : Jour2fête
SORTIE LE 25 janvier 2023