Stranger Eyes : déambulations voyeuristes à travers la ville

Le réalisateur singapourien, Siew Hua Yeo, avait attiré l’attention des cinéphiles avec son film A Land Imagined en 2018, Léopard d’or au Festival de Locarno. Représentant parmi d’autres de la nouvelle vague singapourienne, son cinéma se veut plus proche d’un courant intimiste relatant la difficulté de vivre dans le Singapour d’aujourd’hui. Au décor des kampongs, se substitue l’univers de la ville dense et aux personnages du folklore traditionnel des personnages plus marginaux. On peut citer le nom d’Anthony Chen (Ilo Ilo en 2013) ou encore de Royston Tan (le film intitulé 15 relatant l’histoire de jeunes adolescents de 15 ans livrés à eux-mêmes en 2003) comme appartenant à cette génération née entre les années 1970 –1980. Stranger Eyes s’inscrit dans un décor nettement urbain avec ses caméras de vidéo-surveillance maillant tout le territoire de la ville. Junyang et Peiyng forment un couple en apparence heureux vivant au sein du même appartement que la mère de Junyang, Shuping, et que leur petite fille encore en bas âge, Boo. Mais ce tableau idyllique de la petite famille que nous dresse la vidéo d’ouverture qu’est en train de regarder sur son ordinateur Peiyng est bouleversé par la disparition de leur enfant, vraisemblablement enlevée dans un parc à jeux.

C’est l’inspecteur Zheng qui est en charge de l’affaire, dont le caractère patient et mesuré indispose les parents pressés de retrouver leur fille. Mais alors que rien ne semble bouger, un visiteur inconnu dépose sur le palier de leur appartement un disque vidéo qu’ils se mettent aussitôt à regarder. Dessus, on voit Junyang suivre une femme conduisant une poussette avec un bébé à l’intérieur jusque dans un magasin pour enfants. Ainsi, tel est pris qui croyait prendre et Junyang transformé en espion se voit lui-même espionné par un troisième personnage en caméra subjective. Il s’agit dès lors d’identifier ce dernier car il pourrait bien être le ravisseur lui-même. Peu à peu et comme insidieusement, les différents moyens mis en œuvre pour voir à l’insu des autres – caméra privée, caméras de vidéo-surveillance aboutissant à un terminal au sein du commissariat de police, webcams ou lunettes à longue portée – nous entraînent dans un dédale d’images nous montrant les personnages arpentant la ville à la recherche les uns des autres.

Une découverte sensorielle rare à côté de laquelle il serait dommage de passer.

Communication impossible entre des êtres voués à leur solitude intérieure, séparés par un écran qui les protège d’une confrontation qui, quand elle a lieu, s’avère dangereuse: confrontation avec la police, ou entre le ravisseur supposé et sa victime. Les personnages sont compartimentés dans le cadre comme ils le sont dans la cellule de leur appartement respectif. La rencontre avec l’autre représente un péril que la longueur des plans étirés en longueur rend lancinant, le spectateur – voyeur lui-même et à son tour comme les personnages le sont d’eux-mêmes – scrutant le visage des personnages pour savoir ce qui se cache dans leur tête. Car, à l’encontre du tableau idéal évoqué ci-dessus, l’intrigue nous plonge au sein de la vie d’un couple en pleine tourmente. La transparence invoquée par Zheng comme idéale pour alpaguer les criminels fait de chacun d’entre nous un criminel potentiel, une proie pour la police comme pour les autres.

Un thriller dont la tension se maintient presque jusqu’au bout, malheureusement entravée par un final qui vire au mélodrame quelque peu confus sur le thème de la paternité. Mais des plans travaillés avec rigueur qui instillent un mystère prégnant à l’image, provoquant en nous un sentiment de curiosité attentive aux personnages comme à l’intrigue. Une découverte sensorielle rare à côté de laquelle il serait dommage de passer. Siew Hua Yeo se révèle en tous cas comme un cinéaste sur l’avenir duquel nous osons hardiment miser sans crainte de nous tromper.

3.5

RÉALISATEUR : Siew Hua Yeo
NATIONALITÉ :  Singapour, Taïwan, France
GENRE : Thriller
AVEC : Chien-Ho Wu, Kang-sheng Lee, Anicca Panna
DURÉE : 2h05
DISTRIBUTEUR : Epicentre Films
SORTIE LE 25 juin 2025