Seule la joie : drôle d’endroit pour une rencontre…

Janine, Anika, Finnya, Emi Scarlett, Jenny, Maria et Sascha sont prostituées dans une maison close de Berlin, capitale où ces lieux sont dépénalisés depuis 2002. Là-bas, une ancienne et la nouvelle, deux Maria de leur vrai nom, sont une Jessy, jeune italienne du Gratosolio, fille nature, frêle, androgyne, des longs poils sous les bras, tatouée partout et un piercing au nez, et une Sascha, blonde très belle, mature d’une vingtaine d’années de plus, maman d’un jeune fils laissé au père, solide et venant d’un village du Brandebourg. Entre elles deux, une idylle va naître. Ensemble, la joie, mais entre elles et autour… resteront les réticences, et parfois la violence des regards sur un monde – de la prostitution et des femmes – aux frontières encore très épaisses… Avec ce titre, Seule la joie, poétique par son absence de ponctuation, singulier car sonnant comme une antiphrase, ambigu dans l’association de ses termes au singulier, Henrika Full nous livre un magnifique film sur la solitude du chant des filles… de joie.

L’apparente simplicité qui émane des scènes démontre une qualité du film de Henrika Full car dans ce huis-clos de bonne entente, ne transparaît aucun jugement.

Seule la joie commence in medias res, en contre-plongée, pour nous présenter les deux héroïnes, Maria et Sascha, dans leurs chemins respectifs et d’apparence séparés, et peut-être à l’envers. Pendant que l’une voyage sortant de la capitale, à travers une image qui met en valeur les sons et les respirations dans un espace clos, l’autre vient la retrouver, son chemin l’ayant mené à Berlin, pour trouver du travail, et quel travail au sein de cette troupe féminine (presque de théâtre). Maria se retrouve dans la ronde des femmes qui gagnent leur vie en offrant par leur corps du plaisir aux hommes, dans leurs tenues dénudées et aguicheuses, préservatif en main, et horaires comptabilisés. On assiste, sous l’œil maternel et prévoyant de la tenancière, à leurs préparatifs dans la salle commune ou la chambre, moments rituels ou de répit, aux temps d’attente entre les passes – qui seront à deux ou à trois selon les souhaits –, à quelques échanges plutôt tendres et joyeux entre des duos d’affinités, allongées sur un lit, un canapé, à fumer, échanger sur leur présent ou à s’interroger sur un devenir meilleur. Prostituée, est-ce un métier honnête, est-ce un métier tout court ? Chacune dans son style, on les voit, banalement, comme à l’usine, attendre leur tour, choisie ou non, jusqu’aux scènes de sexe, qui montrent des hommes mal en peine, corps ou sexe mou avant les excitations, et ces femmes, toujours à l’écoute. La simplicité qui émane des scènes démontre une qualité du film de Henrika Full car dans ce huis-clos de bonne entente, ne transparaît aucun jugement. Il arrive parfois que certains clients soient plus violents, plus grossiers, même si avec eux, se sont échangées des paroles sur leur vie quotidienne, elles font avec. Paroles, car le film s’économise en échange y compris entre les deux amantes. C’est en effet ici que s’échangeront des regards, des gestes et des jeux entre Maria et Sascha, dans des scènes prises entre érotisme et intimité telles une simulation langoureuse à fumer avant de partager une balade dans la ville, sous un ciel étoilé que Sascha caractérisera de « nuit ensoleillée ». Fonctionnant la plupart du temps sur des plans serrés, ce sont les visages et les corps qui sont mis en lumière, une main, une chaussure, un profil à montrer comment une relation se tisse ou de quoi les êtres sont faits dans toute leur fragilité, ou leur joie naturelle.

Fonctionnant la plupart du temps sur des plans serrés, ce sont les visages et les corps qui sont mis en lumière, une main, une chaussure, un profil à montrer comment une relation se tisse ou de quoi les êtres sont faits, dans leur fragilité ou leur joie naturelle.

Plus qu’à leur métier, Henrika Full s’intéresse à leurs émotions secrètes, discrètement filmées, qui traduisent un passé ou un présent mélancolique. En effet, Sascha semble avoir fui son village et une situation familiale qu’elle caractérise d’ « affreux » : on croisera son fils à trois reprises, lorsqu’elle partagera un cadeau durant son sommeil, lors d’une fête de village arrosé, et d’une sortie cerf-volant. Relation réduite avec celui qui vit chez son père et sa belle-mère, et dans un milieu qui déconsidère la prostitution, voire rejette les femmes qui en sont. Quant à Maria, on la verra téléphoner à un père fantôme pour lui exprimer combien la et sa vie sont belles : est-il vivant ou mort, les a-t-il abandonnées sa mère et elle, c’est également sur la tombe de cette dernière, Paola Rosselli, à qui elle dédie ses poèmes, que Maria ira retrouver du réconfort… Les images, poétiques, s’attarderont ainsi non pas sur le drame des vies quotidiennes mais sur tous les petits symboles ou les anecdotes qui font la joie de tous les jours : ici un échange sur le baiser (inuit) du papillon avant une nuit d’amour, là la rencontre avec un poisson bleu ou Xena – héroïne d’une série lesbienne –, plans sur des oies qui passent ou des éoliennes tout au long des traversées. Car si Seule la joie est un film d’amour, certes intimiste, il est aussi celui des traversées intérieures, des émancipations qui mènent vers une libération, celle qui fait tomber toute frontière entre ses désirs et l’acceptation de ceux-ci. Quand Maria est prête à tout, spontanée mais lucide, dans une jeunesse romantique qui lui fait écrire des poèmes d’ordre philosophique, Sascha est encore enfermée dans un certain regard des autres et d’un monde qu’elle a quitté, malgré les provocations qu’elle lui lance à la figure : trop alcoolisée, elle cassera l’ambiance festive – bien qu’hypocrite – en lançant à l’un de ses ex que Maria est une pute. Pourtant sur la magnifique mais grinçante musique de Dascha Dauenheur, ce que l’on entend le plus est son doute de sur le fait de se laisser aller : ce seront des images, fantasmatiques, de leur couple rayonnant dans la lumière du soleil, qui viendront lui rappeler que la vie n’est pas faite que de pertes.

« Un bâtard et un criminel Exilés dans la féminité Ils appellent ça être femme Une histoire d’outils du maître Or, en vérité, les armes servent à les tuer Ils les ont fabriquées eux-mêmes Tu es fils de Putain, les Putains sont la Vierge Marie Et ta fille, dont je tiens la main, Cette même main qui la nuit Avec les autres nettoie leur arme Mon mot pour famille n’est pas le leur Mon mot pour poésie n’est pas le leur Leur sexe n’existe pas… S’ils te disent de mourir assez souvent Tu finis par mourir ou par enfin vivre Par dépit Et je suis une femme en ce sens que je suis faite Par dépit Je suis une femme en ce sens que je ne suis point femme… » Maria

Seule la joie – dont le second terme du titre sera entendu vers la fin du film – est un film doux et inquiétant, calme et émouvant, éloigné de l’Apollonide – Souvenirs de la maison close (Bertrand Bonello) parce qu’il est très actuel, et qui accorde un grand rôle aux choses cachées, qui pourtant perdurent, qu’elles soient extérieures et liés au regard d’une société sur soi, ou intérieures et que l’on traîne avec soi, avec une mélancolie non dissimulée. Le choix d’images tournées en caméra portée donne toute sa légèreté à ce long métrage qui, pourtant, traite de vies de femmes considérées comme dures, en donnant à voir la générosité de fonctions au monde et la beauté d’un amour naissant entre celles, putains ou vierges, doivent être vouées à vivre, librement. Film féminin autant que féministe, ce tableau constitue une ode aux femmes et à leur sensibilité…

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RÉALISATEUR :  Henrika Full
NATIONALITÉ : Allemagne
AVEC : avec Katharina Behrens, Adam Hoya, Nele Kayenberg, Mike Hoffmann, Jean-Luc Bubert, Petra Krauner, Bence Maté, Sarah Junghauss, Mandy Schicker, Maria Mägdefrau.
GENRE : romance actuelle
DURÉE : 1h30
DISTRIBUTEUR : Outplay
SORTIE LE 2 novembre 2022