L’année cinématographique 2021 a commencé sous les auspices de la victoire de Nomadland aux Golden Globes (meilleur film dramatique, meilleur metteur en scène), Bafta Awards (meilleur film, meilleur metteur en scène, meilleure actrice, meilleure photographie) et pour couronner le tout, trois Oscars (meilleur film, meilleur metteur en scène, meilleure actrice). Certains critiques surtout masculins se sont parfois élevés contre ce triomphe sans appel, questionnant la qualité du travail artistique de Chloé Zhao, en se demandant si ce succès ne relevait pas de l’opportunité et de l’air du temps. Symboliquement, Chloé Zhao est en effet la deuxième femme à remporter les Oscars les plus prestigieux après Kathryn Bigelow en 2010 pour Démineurs, et la deuxième personne d’origine asiatique après Bong Joon-ho (Parasite) à glaner ces récompenses majeures. Nomadland est ainsi la victoire d’une femme et plus encore celle de la représentante d’une diversité que la plupart appelaient de leurs voeux à Hollywood. Or, de manière quasiment symétrique, l’année 2021 va également se boucler avec Chloé Zhao. Comme Edgar Wright (The Spark Brothers, Last Night in Soho) et Ridley Scott (Le Dernier Duel, House of Gucci), même si cette prouesse doit beaucoup aux périodes antérieures de confinement, Chloé Zhao sort cette année deux films, le précité Nomadland et le blockbuster Marvel, 26ème film de la franchise et 3ème film déterminant de sa phase IV, devant donner le ton pour toute la suite, Les Eternels. Deux oeuvres qui se trouvent radicalement à l’opposé l’une de l’autre, la première étant un film social, indépendant à petit budget, la deuxième relevant de la superproduction de divertissement, a priori majoritairement destinée aux adolescents. Comment Chloé Zhao allait-elle effectuer ce grand écart intellectuel et cinématographique? Dans cet incroyable défi, elle était manifestement attendue au tournant par les critiques masculinistes, des hommes et parfois même des femmes assujetties, qui ne supportent pas de voir des metteurs en scène femmes faire a minima aussi bien que certains metteurs en scène mâles blancs chevronnés, en particulier dans la chasse gardée du film d’action. Or le pari est réussi : Chloé Zhao, en remplissant parfaitement le cahier des charges d’un film Marvel (cocktail d’action, d’humour et d’effets spéciaux impressionnants), réussit la prouesse de faire un film très personnel dans le cadre d’un blockbuster, mettant en avant une vision artistique et politique déjà à l’oeuvre dans ses précédents films, au service de la diversité, du féminisme et de l’écologie.
Les Éternels, dix extraterrestres immortels originaires de la lointaine planète Olympia, sont arrivés sur Terre il y a plus de 700 000 ans en Mésopotamie pour protéger l’humanité contre des superprédateurs aliens appelés Déviants. Ils ont été envoyés par Arishem, un des Célestes, une race de bâtisseurs cosmiques, qui les a créés pour combattre et faire disparaître les Déviants. A travers les siècles, ils ont rempli leur mission et se sont dispersés sur l’ensemble des continents, se fondant dans la population. Au XXIème siècle, les Déviants refont leur apparition à Londres : les Eternels doivent alors se réunir et reprendre du service….
Chloé Zhao, en remplissant parfaitement le cahier des charges d’un film Marvel (cocktail d’action, d’humour et d’effets spéciaux impressionnants), réussit la prouesse de faire un film très personnel dans le cadre d’un blockbuster, mettant en avant une vision artistique et politique à l’oeuvre dans ses précédents films, au service de la diversité, du féminisme et de l’écologie.
En réalisant Les Eternels, Chloé Zhao a surtout concrétisé un rêve de fan. En effet, depuis son plus jeune âge, elle est fan du Marvel Cinematic Universe et fantasmait sur l’idée de pouvoir un jour mettre en scène un film Marvel. Rien a priori ne la prédestinait à cette expérience, ses films sociaux sur des déclassés, marginaux, au bas de l’échelle sociale, paraissant très éloignés de l’univers des super-héros. Or les super-héros, par leur caractère exceptionnel, se trouvent être aussi des déclassés, des marginaux, des personnages qui ne peuvent se fondre véritablement dans la norme. De là, naît l’intérêt incontestable de Chloé Zhao qui, loin d’être une mercenaire sur un projet qui lui serait totalement étranger, a complétement réinvesti et réécrit le comics de Jack Kirby. On constate ainsi qu’elle apparaît deux fois en tant que scénariste, la première en collaboration avec Patrick Burleigh d’après une histoire de Ryan et Kaz Firpo, la deuxième pour l’ultime version définitive du scénario qu’elle signe toute seule, indiquant par-là même le caractère indéfectiblement personnel de ce projet. Chloé Zhao s’est réapproprié l’histoire des Eternels, se focalisant sur leur séjour sur Terre, laissant de côté les planètes Uranus et Titan, Elle a surtout effectué une décision radicale, changeant le sexe de trois personnages au moins, d’hommes en femmes (Ajax, Makkari, Sprite), transformant Les Eternels d’une banale histoire d’hommes en conte parfaitement paritaire. Une autre décision fondamentale a été de confier le rôle principal de Sersi à une Asiatique, donnant une touche indubitablement autobiographique et extrêmement personnelle au film. On peut d’ailleurs voir dans le personnage de Sersi un prolongement direct de Chloé Zhao cinéaste, hésitant entre deux solutions (le cinéma indépendant, Hollywood), pour défendre la cause de l’humanité. Chloé Zhao est allée encore plus loin que le simple personnage de Sersi, en imposant le choix d’une distribution paritaire et totalement représentative de la diversité (Noirs, latinos, originaires d’Asie et d’Inde) et des minorités (le personnage de Phastos est le premier personnage ouvertement gay à apparaître dans un film Marvel, tandis que celui de Makkari est le premier personnage sourd utilisant le langage des signes, à montrer un super-héros avec un handicap). Par conséquent, Les Eternels est à l’évidence le résultat d’une vision forte destinée à populariser des options politiques et sociétales de tolérance auprès du public jeune, ce qui s’avère non seulement important mais surtout exemplaire.
En mettant en scène Les Eternels, elle a réalisé un rêve d’enfant, en ne reniant absolument rien de sa vision artistique, politique et sociétale, ce qui, par rapport aux pressions de l’industrie hollywoodienne, représente une prouesse hors du commun qui mérite d’être appréciée.
Si l’on rajoute que Chloé Zhao exprime à de nombreuses reprises dans ce film son désarroi devant la tentation de la dictature et du contrôle des esprits (le personnage de Druig, étonnamment interprété par Barry Geoghan, vu dans Mise à mort du cerf sacré, exprimant le souhait d’exercer ses pouvoirs), et le gâchis du réchauffement climatique, combattu par une impressionnante glaciation finale, recouvrant d’une blancheur immaculée un monde revenu à sa pureté originelle, l’on s’aperçoit sans peine que Les Eternels, sous couvert de divertissement mainstream, se révèle être un film très personnel. La première réplique n’est pas pour rien « elle est belle, n’est-ce pas? » énoncée par Sersi au sujet de notre chère planète bleue. Pour autant, même en étant le premier film Marvel adulte, Les Eternels n’est pourtant pas un film ouvertement à message, ce qui fait que certains esprits pourront ne l’apprécier qu’au premier degré et en écarter les subtilités pourtant bien présentes. Au premier niveau, Chloé Zhao a mis en place en un seul film toute une nouvelle mythologie d’une dizaine de super-héros qui n’étaient jamais apparus auparavant dans les films Marvel. Contrairement aux autres films où cet aspect était peu pris au sérieux, Chloé Zhao a délibérément mis en avant l’aspect mythologique, solennel et hiératique, donnant une noblesse rare aux films de super-héros, les mettant sur le même plan que des dieux et déesses de la mythologie gréco-romaine. Il est même possible d’affirmer que Avengers et Les Gardiens de la galaxie, autres films sur des groupes de super-héros, faisaient souvent collection de pièces rapportées mises à la suite des unes des autres alors que Les Eternels possède un caractère organique et construit qui donne toute son unité à l’oeuvre. Chloé Zhao se permet de nombreux clins d’oeil à Game of Thrones, la dernière grande série des années 2010, en utilisant dans son casting Richard Madden (Rob Stark), – seule véritable faiblesse du casting, qui s’était montré incomparablement plus brillant dans Bodyguard,- et Kit Harington (Jon Snow), la musique de Ramin Djawadi et en faisant sonner le prénom de son héroïne Sersi comme une certaine Cersei… Les Eternels permet ainsi de traverser l’histoire, de la Mésopotamie à Londres, en passant par Babylone et Hiroshima. Comme les franchises James Bond, Mission : Impossible ou certains films de Nolan, il s’agit aussi de parcourir le monde, afin d’en restituer les plus infinies beautés, des splendeurs de l’Inde (délicieux et très jouissif épisode bollywoodien) au désert australien, sans oublier la forêt amazonienne. Là aussi, Chloé Zhao a imposé sa vision, en évitant le plus possible les fonds verts et en tournant au grand angle en décors naturels, voulant montrer la somptuosité du monde par la profondeur de champ. Le résultat s’avère éblouissant de beauté, y compris dans l’utilisation parcimonieuse, toujours à bon escient, des effets spéciaux, loin de la bouillie numérique que l’on s’était habitué à supporter dans les récents Black Widow ou Wonder Woman (pour citer les D.C Comics de Warner). Au sujet du scénario, il est également possible d’évoquer Christopher Nolan pour l’aspect de puzzle spatio-temporel, où l’on revient en flash-backs successifs sur la vie des Eternels à travers l’Histoire, concomitamment à la recherche des membres de l’équipe dans le temps présent, sans que jamais le spectateur ne soit perdu dans cette savante déconstruction narrative. Au contraire de Mourir peut attendre (2h43) et surtout Le Dernier Duel (2h33), relativement laborieux, la durée certes assez longue de 2h36, se justifie ici, même si l’on peut se demander si le confinement n’a pas accru cette tendance un peu regrettable aux films particulièrement longs. Si l’on rajoute que Les Eternels remplit également son quota d’humour à travers les personnages de Kingo, superstar bollywoodienne, et de Harun, son valet, vidéaste amateur (cf. Jurassic Park) et que les références à la pop culture (Star Wars, Batman, Superman, X-Men, Peter Pan, etc.) sont incessantes, il est aisé de comprendre que Les Eternels est, non seulement un film politique, mais aussi un divertissement comique très réussi. Pour faire encore plus bonne mesure, soulignons les jolies performances de Lia McHugh en Sprite frustrée qui aimerait tant grandir, de Lauren Ridloff en personnage équivalent de Vif-Argent pour son génie de la vitesse ou encore d’Angelina Jolie, en guerrière atteinte de stress post-traumatique.
Chloé Zhao a même su ménager deux twists d’extrême importance que nous ne révélerons pas, pour préserver la surprise aux spectateurs potentiels, qui permettent de revoir son film sous une autre perspective dramatique. En fin de compte, le plan furtif de Nomadland sur un cinéma présentant Avengers n’était évidemment pas un hasard venant de Chloé Zhao mais une référence assumée d’une fan de pop culture, ainsi qu’une préfiguration de son film suivant. En mettant en scène Les Eternels, elle a réalisé un rêve d’enfant, en ne reniant absolument rien de sa vision artistique, politique et sociétale, ce qui, par rapport aux pressions de l’industrie hollywoodienne, représente une prouesse hors du commun qui mérite d’être appréciée.
RÉALISATEUR : Chloé Zhao NATIONALITÉ : américaine AVEC : Gemma Chan, Richard Madden, Salma Hayek, Angelina Jolie, Lia McHugh, Lauren Ridloff, Kumail Nanjani, Brian Tyree Henry, Barry Keoghan, Don Lee, Harish Patel. GENRE : action, science-fiction, fantastique DURÉE : 2h37 DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France SORTIE LE 3 novembre 2021