The Sparks Brothers : le bonheur de créer

Un documentaire peut parfois en cacher un autre. Au début du Festival de Cannes, les happy few ont pu se délecter de The Velvet Underground de Todd Haynes ; or à la fin du Festival, de manière symétrique, un documentaire-surprise était annoncé. Comme le titre n’était pas indiqué, l’affluence ne fut pas aussi large que le film, absolument remarquable, aurait pu le mériter. Car il s’agissait de The Sparks Brothers, le documentaire d’Edgar Wright, réalisateur surdoué (Shaun of the Dead, Scott Pilgrim, Baby Driver) retraçant les 50 ans de carrière des deux frères Ron et Russell Mael, un duo fascinant et complémentaire qui, le lendemain de la présentation de ce film, recevait pour Leos Carax le prix de la mise en scène décerné à Annette.

The Sparks Brothers est une odyssée musicale qui raconte cinq décennies à la fois étranges et merveilleuses avec les frères/membres du groupe Ron et Russell Mael, qui célèbrent l’héritage inspirant des Sparks : le groupe préféré de votre groupe préféré.

The Sparks Brothers devient progressivement une célébration joyeuse d’une créativité hors normes née d’une collaboration harmonieuse entre deux frères qui s’amusent de vivre de leur passion pour la musique.

Pour ceux qui, comme votre serviteur, connaissent peu ou prou, l’oeuvre des Sparks (seuls les immenses tubes When I’m with you et Singing in the shower, partagé avec les Rita Mitsouko, ont échappé à cette terrible ignorance), The Spark Brothers fait office d’immense, exhaustif et définitif récapitulatif d’une carrière gigantesque : 50 ans sur la brèche, 25 albums, sans compter quelques albums live et une BO de film (Annette donc, la B.O. remarquable du film de Carax), un peu moins de 350 chansons (345). L’origine de l’histoire remonte à un événement fondateur, la mort du père, qui a fortement resserré les liens entre les deux frères Ron et Russell. Cet événement conjugué à une passion pour le groupe pop par excellence, les Beatles, et un partenariat parfaitement complémentaire entre les deux frères Mael (sur le même mode que celui des Who, un chanteur extraverti et un compositeur introverti) ont donné naissance aux Sparks, un groupe ayant connu des succès mais aussi des traversées du désert, sans jamais avoir renoncé à son sens visionnaire et son exigence artistique. Or, en effet, on peut se demander pourquoi les Sparks n’ont pas eu beaucoup plus de succès et ne sont pas encore devenu des légendes comme le sont devenus David Bowie, Queen ou Roxy Music, pour citer des artistes ou formations musicalement très proches. La dynamique du groupe repose sur le duo formé par Russell Mael, chanteur playboy à la voix androgyne, et Ron Mael, claviériste et auteur-compositeur, qui surprend par le côté immuablement figé de sa présence sur scène et ses mimiques hilarantes de sosie de Charlie Chaplin/Adolf Hitler.

Si les Sparks ont traversé les modes pendant cinquante années, c’est qu’ils ont souvent su les devancer. Dès le départ, ils sont en phase avec le mouvement glam-rock au même titre que Queen ou Marc Bolan. Entre pop songs acidulées, esthétique japonisante et guitares glapissantes, Kimono my house a su gagner les faveurs de Morrissey, Sonic Youth, Björk, etc. Mais surfer sur le succès ne leur paraissait pas suffisant ; il fallait à tout prix pour eux faire de l’art et donc changer de style pour se renouveler. Commence donc la deuxième période de leur oeuvre, faisant succéder en 1979 au glam-rock l’électro-pop, ne recourant qu’aux synthés, avec l’aide du sacro-saint Giorgio Moroder, le pape du disco de l’époque, réhabilité en 2013 par les Daft Punk. Les albums Number One in Heaven et Terminal Jive (avec le fameux tube When I’m with you) ont ainsi influencé des dizaines de groupes new wave : Human League, Depeche Mode, Duran Duran, New Order, Soft Cell, Yazoo, etc. dont certains des membres apparaissent dans le documentaire.

The Sparks Brothers est un documentaire filmé de manière assez classique, à la manière des documentaires de référence de Martin Scorsese sur Bob Dylan (No Direction home) ou George Harrison (Living in the material world) : un mélange d’images d’archives retraçant la carrière du groupe, d’interviews filmées en noir et blanc de Ron et Russell Mael, des fans et partenaires du groupe, et de passages de film d’animation reconstituant certains moments de l’histoire des Sparks. Le tout forme un ensemble détonant qui culmine dans la troisième partie de l’oeuvre des Sparks, lorsque vers 2002, avec l’album Lil Beethoven, ils ont fait évoluer leur style vers une musique empruntant aux boucles symphoniques et répétitives de Philip Glass et de Steve Reich (cf. ce morceau extraordinaire, My Baby’s taking me home, composé d’une seule phrase répétée tel un mantra), Depuis, les Sparks donnent l’impression de ne plus avoir de limites et de donner libre cours à leur créativité : une comédie musicale sur Ingmar Bergman, une collaboration avec Franz Ferdinand, un scénario et une bande originale de film pour Leos Carax…La troisième et dernière partie du film est ainsi très émouvante et énergisante, montrant Ron et Russell Mael créatifs au quotidien, se lançant des défis impossibles à relever et les relevant malgré tout (faire une tournée où ils jouent successivement chaque soir un album différent de leur imposante discographie), réalisant enfin leur fantasme ultime de cinéma, avec Leos Carax, après deux échecs tristement vécus auprès de Jacques Tati et Tim Burton, écrivant des chansons aux paroles acérées (la fameuse ligne, « Pour certains, je suis étrangement séduisant, de loin « , écrite par Ron) et à l’humour sardonique. The Sparks Brothers devient progressivement une célébration joyeuse d’une créativité hors normes née d’une collaboration harmonieuse entre deux frères qui s’amusent de vivre de leur passion pour la musique. Peu importe le succès, peu importe la vie privée (on ne saura guère plus de leur vie personnelle, hormis que Russell était le chéri de la gente féminine, alors que Ron est plutôt solitaire), peu importe leur degré de reconnaissance, même s’ils ont influencé plus de musiciens que certaines légendes consacrées du rock (Beck et Jack Antonoff, le producteur de Taylor Swift, Lana Del Rey et Lorde, font partie de leurs fans attitrés). L’important c’est de créer et de continuer à s’amuser, en pratiquant un humour pince-sans-rire absolument irrésistible, (cf. lorsque Ron et Russell énumèrent à la fin du film les quelques faits qu’il faut impérativement retenir de leur carrière), ce qui dépasse ici le cadre de l’hommage et correspond quasiment à une leçon de vie, à ne pas manquer pour ceux qui ont aimé Annette, à voir pour tous les autres car s’inspirer des Sparks pourrait changer leur manière de voir l’existence.

4

RÉALISATEUR : Edgar Wright
NATIONALITÉ : américaine
AVEC : Ron Mael, Russell Mael
GENRE : Documentaire musical 
DURÉE : 2h15 
DISTRIBUTEUR : Alba Films
SORTIE LE 28 juillet 2021