Le Dernier Duel : généalogie du consentement

Lorsque le nouveau projet de Ridley Scott a été annoncé, des critiques paresseux se sont empressés de le rapprocher de son premier film, Duellistes. Or ce premier film était bien plus proche de Barry Lyndon de Stanley Kubrick que de ce nouveau film : 1) Les duels à répétition de Duellistes sont très distincts du duel unique et final du Dernier Duel, climax orgasmique du film. Pour ceux qui ne voient pas de quoi il retourne, on les renvoie devant l’avant-dernier épisode de la saison 4 de Game of Thrones où Oberyn Martell défend les chances de Tyrion Lannister. 2) Quoi qu’il arrive, Le Dernier Duel ne sera pas le dernier film de Ridley Scott, censé répondre de manière symétrique à son premier, puisque House of Gucci sortira quelques semaines plus tard et que son projet sur la vie de Napoléon (Kitbag) avec Joaquin Phoenix et toujours Jodie Comer, se trouve en cours de préparation. En fait, historiquement, Le Dernier Duel est plus proche de Kingdom of Heaven, se situant à un siècle près à la même période, et scénaristiquement de Rashômon, le classique d’Akira Kurosawa sur la vérité et la diversité des points de vue. C’est bien là que le bât blesse : si narrativement, Le Dernier Duel s’avère assez passionnant sur ce qu’il dit de la structure patriarcale de la société et de l’émergence d’un nouveau féminisme, en résonance avec notre époque, il échoue un peu à échapper à l’illustration sage du scénario et du parallélisme scolaire de ses points de vue, hormis une troisième partie et un épilogue véritablement transcendants.

Au xivème siècle dans le royaume de France, le chevalier Jean de Carrouges, de retour après une expédition militaire, retrouve son épouse, Marguerite de Thibouville. Celle-ci accuse l’écuyer Jacques Le Gris, vieil ami du chevalier, de l’avoir violée. L’homme se dit innocent. Un « procès par le combat » est décidé entre le chevalier et l’écuyer, pour déterminer la vérité. Si le mari perd le duel, la femme sera également brûlée vive pour fausse accusation.

Si narrativement, Le Dernier Duel s’avère assez passionnant sur ce qu’il dit de la structure patriarcale de la société et de l’émergence d’un nouveau féminisme, en résonance avec notre époque, il échoue un peu à échapper à l’illustration sage du scénario et du parallélisme scolaire de ses points de vue, hormis une troisième partie et un épilogue véritablement transcendants.

Tout ce nouveau film de Ridley Scott est construit sur une structure ternaire d’opposition et de parallélisme des points de vue. Le Dernier Duel est ainsi constitué de trois parties : la première expose le point de vue du mari outragé, Jean de Carrouges, brute peu douée pour les subtilités ; la deuxième, celui de Jacques Le Gris, ami au départ de Jean de Carrouges, dont l’amitié sera brisée par des jalousies financières et patrimoniales et surtout une accusation de viol, exaction indigne qui sera toujours niée par Jacques Le Gris ; la troisième enfin qui expose la version de la femme concernée, Marguerite de Carrouges, héroïne qui n’hésita pas à accuser Jacques Le Gris, au risque de sa vie. Les trois points de vue se succèdent donc dans le film. Néanmoins, à la différence de Rashômon, il n’existe pas le moindre suspense quant à la certitude de la vérité, tant dès la deuxième partie, la version de Jacques Le Gris apparaît fausse et dénuée de crédibilité. Les scénaristes étant au nombre de trois (Matt Damon l’interprète de Jean de Carrouges, Ben Affleck qui devait au départ tenir le rôle de Jacques Le Gris et Nicole Holofecener pour le point de vue féminin), on peut imaginer sans trop se tromper qu’ils se sont répartis les tâches pour l’écriture, chacun prenant la partie relative au personnage qui les concerne.

Or le film se déroule de manière très scolaire pour ses première et deuxième parties en n’engendrant pas l’ombre d’une surprise. Ridley Scott enchaîne ses plans comme à la parade, en illustrant consciencieusement son scénario et en s’attachant surtout à mettre en valeur les différentes variations de l’histoire, sans réelle invention de mise en scène. Seule la troisième partie, exposant sans fards la vérité, éveille notre intérêt, portée par une vibrante Jodie Comer qui trouve là, sans doute, le rôle puissant et dramatique qui, après la série Killing Eve, la fera marquer de manière indélébile les esprits au cinéma. L’absence de suspense, tant le mari se révèle grossier et brutal ainsi que l’amant-violeur fat et prétentieux, s’avère fort préjudiciable au film, car la qualité exceptionnelle de Rashômon reposait sur l’impossibilité de déterminer la vérité. Ici, dès la deuxième partie, reflétant la perspective de Jacques Le Gris, lorsque Marguerite proteste (trop) faiblement « please dont » au moment du viol, le suspense s’évapore. Contrairement aux historiens qui se déchirent encore sur la culpabilité de Jacques Le Gris, Ridley Scott a clairement choisi son camp, celui de la femme accusatrice contre son présumé violeur. Cela n’est pas très étonnant de la part de Ridley Scott qui s’est presque toujours rangé dans ses films du côté des femmes, ce qui est à mettre à son crédit, que ce soit dans Alien, Thelma et Louise, Cartel ou même les plus douteux A armes égales et Hannibal. Ce qui se révèle très juste et pertinent par rapport à l’époque actuelle post #MeToo, nuit au film qui aurait certainement gagné à ménager plus de doutes quant à l’établissement de la vérité.

Il n’en demeure pas moins que Jodie Comer, éblouissante dans la troisième partie du film, campe une Marguerite extrêmement émouvante et déterminée, l’une des premières à avoir osé accuser son agresseur, contrairement à la mère de Jean de Carrouges (excellente Harriett Walter) qui s’est tue et soumise. Face à la performance de Jodie Comer, qui semble avoir trouvé en Ridley Scott un metteur en scène à sa mesure, (et qui rempilera donc avec lui en Joséphine de Beauharnais dans Kitbag), Matt Damon et Adam Driver incarnent des spécimens de masculinité peu ragoûtants, brutalité chez l’un, versatilité chez l’autre. Le Dernier Duel vaut donc surtout pour cette troisième partie très émotionnelle qui intervient au bout d’une heure et demie de film, et évidemment pour cette séquence finale de duel barbare qui tient toutes ses promesses, en dépit de ralentis assez peu élégants, le péché mignon de Ridley Scott. On peut au passage noter combien le ralenti chez Wes Anderson est toujours gracieux, réglé à la bonne vitesse, alors qu’il paraît si lourd chez Scott. Quoi qu’il en soit, Le Dernier Duel, film féministe sans nuances, aurait sans doute immensément gagné à être raconté entièrement du point de vue féminin, en ménageant plus de doutes et d’ambiguïté sur la nature de la vérité.

3.5

RÉALISATEUR :  Ridley Scott
NATIONALITÉ : britannique
AVEC : Jodie Comer, Matt Damon, Adam Driver, Ben Affleck
GENRE : Historique, Drame
DURÉE : 2h32
DISTRIBUTEUR : The Walt Disney Company France
SORTIE LE 13 octobre 2021