Bilan du Festival de Cannes 2025. Analyse et décryptage : politique versus esthétisme, chapitre 137

Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé sur la consécration de Jafar Panahi et de son film Un Simple accident en Palme d’or. Cette récompense met fin à presque trente ans d’attente pour le cinéma iranien (exactement vingt-huit) depuis la Palme d’or ex aequo du Goût de la Cerise d’Abbas Kiarostami, dont Panahi a été l’assistant réalisateur. De maître à élève, il est possible de constater une réelle continuité, particulièrement satisfaisante pour l’esprit. Cette récompense célèbre trente ans de cinéma, Panahi ayant obtenu en 1995 la Caméra d’or au Festival de Cannes avec Le Ballon blanc, d’après un scénario de son maître Abbas Kiarostami. Ces dix dernières années, les cinéphiles ont assisté à un match à distance où Jafar Panahi et Asghar Farhadi ont rivalisé pour tenter à tour de rôle d’obtenir la récompense suprême du cinéma. Entre le dissident, héritier direct de Kiarostami et le cinéaste toléré par le régime, le jury cannois a enfin tranché. Signalons que, avec cette Palme d’or, Jafar Panahi rejoint le club très fermé, le Club des Cinq des cinéastes ayant effectué le Grand Chelem des plus grands festivals internationaux, en obtenant la plus haute récompense à Berlin, Cannes et Venise : Henri-Georges Clouzot, Robert Altman, Michelangelo Antonioni et Jean-Luc Godard.

On se doutait que Juliette Binoche, Présidente du jury cette année, aimait le cinéma iranien. On peut en être absolument certain aujourd’hui. Rappelons que Binoche est l’une des rares -voire la seule – comédiennes occidentales à avoir tourné sous la direction d’Abbas Kiarostami dans Copie conforme en 2010, ce qui lui a valu d’obtenir le Prix d’interprétation féminine cette année-là à Cannes, et de devenir elle aussi l’une des seules actrices, avec Julianne Moore, à avoir reçu ce prix dans les trois plus grands festivals internationaux de cinéma. Primer donc Panahi répond à une certaine logique, sinon à un renvoi d’ascenseur, de la part d’une actrice qui doit une partie de sa renommée à un grand cinéaste iranien. D’une certaine manière, Binoche savait bien entendu qu’en primant Panahi, elle ne s’exposait pas à la critique, ce choix étant « politiquement correct » et absolument inattaquable sur le fond, ce que la bonne réception du Palmarès dans la presse a pu confirmer. Ceux qui n’ont pas vu le film ne se sont pas risqués à l’attaquer ; ceux qui l’ont vu ont préféré se taire. Cette Palme permet ainsi de défendre et de revendiquer les droits d’une population opprimée et d’un cinéaste marginalisé en son propre pays.

Une oeuvre de cinéma peut revêtir parfois une dimension politique, plus souvent sociétale, ou un aspect plus formaliste, expérimental, esthétique. Le Festival de Cannes a le plus souvent privilégié les oeuvres formalistes et esthétiques, au détriment des oeuvres ouvertement militantes et politiques. Il faut ainsi remonter à Fahrenheit 9/11 (2004) de Michael Moore pour trouver une oeuvre résolument politique à la plus haute marche du Palmarès du Festival de Cannes (Palme qui n’eut finalement aucune incidence politique sur les élections américaines de la même année). Il faut remonter encore plus loin en 1981 et 1982 pour trouver d’autres représentants du cinéma d’intervention politique parmi les Palmes d’or comme L’Homme de fer d’Andrezj Wajda et Yol de Yılmaz Güney et Şerif Gören. Un Simple accident vient rejoindre ce petit groupe. Serait-ce donc, sans jeu de mots, un simple accident d’engagement politique trop marqué?

Les choses sont moins simples qu’elles ne le paraissent ; les frontières sont parfois poreuses entre cinéma politique et fiction esthétique. Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, l’oeuvre fondatrice du néo-réalisme, est à la fois une oeuvre d’intervention politique anti-fasciste et un grand film de cinéma tout court. Le cas de Panahi est tout aussi complexe : c’est à la fois un militant politique très engagé contre la République islamique des Mollahs mais aussi un grand cinéaste que nous avons défendu dans ces colonnes pour Trois visages ou Aucun ours. Pourtant dans le fameux tableau des étoiles du Film Français, Un Simple accident n’a pas autant reçu les suffrages de la critique que la réception du Palmarès semblerait l’indiquer. Des éminents, estimés et influents collègues, tels que Marcos Uzal des Cahiers du Cinéma, Jean-Marc Lalanne des Inrocks et Michael Mélinard de L’Humanité, ne lui ont accordé qu’une seule étoile (c’est-à-dire, aimé un peu, soit au maximum une très plate moyenne), Eric Neuhoff du Figaro allant avec peine jusqu’à deux, sur quatre étoiles au total. Tourneront-ils casaque, maintenant que le Palmarès a été dévoilé, c’est une autre histoire, mais force est de constater que le Panahi était bien loin de déclencher chez eux un enthousiasme délirant à Cannes.

Car si l’on contemple en toute objectivité Un Simple accident, il s’agit de la reprise dans un contexte iranien de l’intrigue de La Jeune fille et la mort de Roman Polanski, c’est-à-dire de la confrontation d’une victime et d’une personne que celle-ci aurait reconnue comme son tortionnaire dans le passé. Certes, le contexte iranien est enrichi par la participation d’autres témoins-victimes mais le noeud de l’intrigue reste le même, ce qui rend en fait la détermination de l’innocence ou de la culpabilité de la personne soupçonnée absolument caduque. Le suspense sur l’identité de la personne kidnappée qui pourrait donc éclore s’évapore alors en dialogues incessants et verbeux pendant une bonne heure. Pourtant Panahi n’a pas complétement dit son dernier mot : la pénultième séquence, durant une bonne dizaine de minutes, présentant en plan fixe, le potentiel bourreau attaché à un arbre, vaut le détour par sa direction d’acteurs, ainsi que le dernier plan, presque complètement silencieux, où pour une fois Panahi abandonne totalement la redondance des dialogues pour la résonance angoissante d’un son unique et obsédant. Méritait-il pour autant une Palme, ne serait-ce que pour ce dernier plan extraordinaire? On serait tenté de répondre franchement non ; il méritait de figurer au Palmarès, guère plus. Mais l’engagement politique très marqué de Juliette Binoche (et probablement aussi de l’écrivaine française d’origine marocaine, Leïla Slimani) a certainement prévalu sur toute autre considération d’ordre esthétique. Il ne fait nul doute qu’avec un autre jury, celui de Greta Gerwig ou Ruben Östlund, par exemple, Un Simple accident n’aurait pas obtenu la Palme d’or. Tout dépend donc chaque année du jury. Cette année, le jury de Binoche a décerné un Prix spécial à Résurrection de Bi Gan, rejetant en quelque sorte l’esthétisme lénifiant du cinéaste chinois, -sublime par moments, éreintant les autres-, en-dehors des prix classiques, tout comme celui de Greta Gerwig avait décerné ce même Prix spécial, excluant d’une certaine manière le discours politique et militant, aux Graines du Figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Deux jurys, deux démarches différentes envers la politique et l’esthétisme.

Alors que les cinéphiles s’attendaient à un renversement des tables, à une complète réorganisation de la hiérarchie des cinéastes, force est de constater qu’il n’en a rien été, le Palmarès actant d’un sage ordonnancement respectant l’ancienneté. La Palme d’or est allée à un des vétérans de la compétition, Panahi (64 ans) ; le Prix du Scénario a agrandi l’immense collection de récompenses des indéboulonnables frères Dardenne (Jeunes mères, huitième récompense en dix sélections, la même que pour Le Silence de Lorna en 2008), pour un film où les performances inégales de la plupart des jeunes actrices font parfois peine à voir (n’est pas Emilie Dequenne qui veut), et où le sentimentalisme finit par l’emporter dans la plupart des histoires. Les cinéastes d’âge moyen, Joachim Trier (Valeur sentimentale, le favori du public) ou Kléber Mendonça Filho (L’Agent secret, le favori de la critique) ont obtenu les prix intermédiaires pré-Palme (Grand Prix du Jury pour le Trier, Prix de la mise en scène pour le Filho, agrémenté d’un Prix d’interprétation masculine pour son acteur Wagner Moura). En revanche, les cinéastes les plus jeunes, Oliver Laxe (43 ans) et Mascha Schelinski (41 ans) ont tous les deux reçu ex aequo le Prix du Jury, récompense considérée apparemment comme un encouragement par le Jury et une première entrée dans le Palmarès pour des cinéastes à l’oeuvre en état de promesse en devenir. Comme d’habitude pour les prix décernés ex aequo, c’est un peu le mariage de la carpe et du lapin, la transe électro-mystique de Sirat n’ayant pas véritablement de points communs avec le pointillisme pictural et impressionniste de Sound of falling. En revanche, le jury a probablement vu juste en préférant l’interprétation intériorisée de Nadia Milleti (La Petite dernière) à la performance extravertie de Jennifer Lawrence (Die, my love). Hafsia Herzi, pour sa première entrée en compétition, après avoir reçu le César de la meilleure actrice pour Borgo cette année, effectue ainsi un beau passage de relais à une autre actrice qu’elle révèle au plus haut niveau.

Cette année, le Palmarès du jury de Juliette Binoche ne commet pas d’oublis majeurs ni d’injustices flagrantes. Le paysage géopolitique dessiné par ce Palmarès présente un aspect réjouissant : il exclut certes les Etats-Unis (paradoxalement pour une actrice couronnée par Hollywood) mais se focalise sur l’Europe (Norvège, France, Espagne, Allemagne), l’Amérique du Sud (le Brésil) et l’Asie (Iran et Chine), mettant donc en avant les cinémas du monde. Seul bémol, les prix, respectant une sage ancienneté des auteurs, ne se présentent peut-être pas dans l’ordre du palmarès selon le mérite réel des oeuvres. Le film-phénomène du Festival, Sirat d’Oliver Laxe méritait davantage que cet accessit d’encouragement, vu l’onde de choc qu’il a propagée dès le début du Festival, réussissant le petit miracle de proposer quelque chose de nouveau et d’inattendu, surprenant tout le monde, en fusionnant des métaphores de la guerre et de la mort, et des arabesques de la résistance par la danse et la musique. De même, Valeur sentimentale, l’un des films les plus accomplis et matures de Joachim Trier, depuis Oslo, 31 août, regard sans concessions sur l’art et la vie, le cinéma et le théâtre, la dépression et la famille, fait en définitive de Trier, ce que l’on soupçonnait déjà au vu de ses précédents films, un digne héritier de Bergman, Cassavetes et Tchékhov. Doublé sur le fil par le Panahi, un peu de la même manière que Almodóvar s’est fait griller la politesse en 1999 par Rosetta des Dardenne, le Trier prendra sans doute sa revanche aux remises de prix du début de l’année prochaine. On espère pour Joachim Trier qu’il aura d’autres occasions de décrocher la Palme. Ces deux films, Sirat et Valeur sentimentale, présentaient chacun des visages de Palme potentielle qui auraient certainement pu convenir aux jurys des années précédentes. Le destin en a décidé autrement. Le cinéma fera le tri.

Palmarès du Festival de Cannes 2025 :

Palme d’or : « Un simple accident » de Jafar Panahi

Grand prix du jury : « Valeur sentimentale » de Joachim Trier

Prix d’interprétation féminine : Nadia Melliti pour « La Petite dernière »

Prix de la mise en scène : Kleber Mendonça Filho pour « L’Agent secret »

Prix du jury : « Sirât » d’Oliver Laxe et « Sound of Falling » de Mascha Schilinski

Prix du scénario : Jean-Pierre et Luc Dardenne pour « Jeunes mères »

Prix d’interprétation masculine : Wagner Moura pour « L’Agent secret »

Prix spécial du 78e Festival de Cannes : « Résurrection » de Bi Gan

Caméra d’or : « The President’s Cake » de Hasan Hadi

Mention spéciale : « My Father’s Shadow » d’Akinola Davies Jr.

Palme d’or du court métrage : « I’m Glad You’re Dead Now » de Tawfeek Barhom

Mention spéciale du court métrage : « Ali » d’Adnan Al Rajeev