Habitué de la Croisette, où le cinéaste brésilien avait présenté Aquarius, Bacurau et Portraits fantômes, Kleber Mendonça Filho livre avec L’Agent secret un film-somme, une œuvre puissante d’une grande maîtrise, et apparaît comme l’un des candidats sérieux à la récompense suprême, la Palme d’or.
Brésil, 1977. Marcelo, un homme d’une quarantaine d’années fuyant un passé trouble, arrive dans la ville de Recife où le carnaval bat son plein. Il vient retrouver son jeune fils et espère y construire une nouvelle vie. C’est sans compter sur les menaces de mort qui rôdent et planent au-dessus de sa tête…
Kleber Mendonça Filho n’a pas déçu en livrant un film-somme tant il s’inscrit parfaitement dans son univers, à la fois dans les thématiques abordées et dans la forme
Très attendu pour son retour en compétition (notamment par l’auteur de ces quelques lignes), Kleber Mendonça Filho n’a pas déçu en livrant un film-somme tant il s’inscrit parfaitement dans son univers, à la fois dans les thématiques abordées et dans la forme : s’intéressant une nouvelle fois à l’histoire de son pays et à la mémoire de la dictature (ainsi qu’à sa transmission), tout en rendant hommage à sa ville natale, Recife, L’Agent secret : aspect romanesque déjà à l’œuvre dans Aquarius, illustration et dénonciation des inégalités et de la corruption qui gangrènent le Brésil (sujet déjà visible dans Les Bruits de Recife, son premier long métrage de fiction, en 2014), mise en scène de la violence la plus brutale et mélange des genres cinématographiques comme dans Bacurau (coréalisé avec Juliano Dornelles et Prix du Jury en 2019). Dans le même temps, le cinéaste brésilien évoque le cinéma et manifeste son amour des salles de projection aujourd’hui disparues, créant une filiation directe entre ce dernier long métrage et son très beau documentaire, Portraits fantômes, que le cinéaste était venu présenté il y a deux ans à Cannes en séance spéciale (en mettant en scène le beau-père de Marcelo, Monsieur Alexandre, projectionniste de métier qui évoque inévitablement l’une des grandes figures présentes dans le documentaire de Mendonça, Alexandre Moura).
Le début de L’Agent secret, notamment la première séquence, donne un aperçu du message et du style que va adopter Kleber Mendonça Filho
Le début de L’Agent secret, notamment la première séquence, donne un aperçu du message et du style que va adopter Kleber Mendonça Filho : par un superbe mouvement de grue, on se retrouve au niveau d’une station-service en banlieue de Recife dans laquelle s’arrête une voiture conduite par Marcelo, le personnage principal de l’intrigue. Alors qu’il revient dans sa ville et qu’il ne veut que faire le plein d’essence, il découvre à quelques mètres un cadavre en décomposition. Alors que le pompiste lui explique que cela fait plusieurs jours qu’il attend que la police vienne, une patrouille passe par là et vient contrôler l’automobiliste, se moquant éperdument de la présence pourtant bien odorante du corps. Situation pas si banale qui en dit long sur le pays dans les années 70, sous le joug d’une dictature militaire. Si la première heure est déstabilisante, dans la mesure ou le spectateur se demande réellement dans quelle(s) direction(s) va se diriger le récit, le film gagne en épaisseur et en densité au fur et à mesure de la projection. Le récit se déploie avec une telle amplitude qu’il captive de bout en bout. A la fois film de genre (on y croise des mines patibulaires, des tueurs à gage peu commodes des références aux fameux « pulps fictions ») mais aussi satire sociale et dénonciation virulente de la situation politique du Brésil, passée et présente (n’est-il pas d’ailleurs question au début d’un requin qui a avalé une jambe humaine), car le long métrage a été écrit alors que Jair Bolsonaro était au pouvoir, L’Agent secret ne cesse alors de surprendre, d’emprunter une route, puis une autre (par exemple, il est assez peu question d’espionnage comme semblait le suggérer le titre), se permettant de citer L’Homme de Rio de Philippe de Broca (dont des extraits apparaissent à l’écran) et même Les Dents de la mer de Steven Spielberg.
En définitive, L’Agent secret est à n’en pas douter un très grand film, le plus abouti de son auteur.
De la même manière qu’il avait inséré dans ses œuvres précédentes des éléments personnels, Kleber Mendonça Filho évoque ici sa mémoire, raconte l’histoire de sa ville, sa jeunesse dans ces années-là. Il est intéressant de comparer le film à celui du Brésilien Walter Salles, sorti récemment en France, Je suis toujours là, qui évoquait lui aussi la même page noire de l’histoire de son pays. Toutefois, la comparaison s’arrête là tant la forme (ou plutôt des formes) choisie par Kleber Mendonça Filho est toute autre. D’une maîtrise impressionnante, tenue de bout en bout, L’Agent secret se permet le luxe également d’utiliser le split-screen à de nombreuses reprises (un peu à la manière d’un Brian de Palma ou d’un Quentin Tarantino) et même, lors d’une scène, un effet obtenu par un filtre spécial, la bonnette split field qui permet la création de deux profondeurs de champ au sein d’une même image (comme dans Carie, au bal du diable du même De Palma).
En définitive, L’Agent secret est à n’en pas douter un très grand film, le plus abouti de son auteur. Puissant, romanesque, techniquement impressionnant et captivant (malgré une durée de près de 2h40), il est un candidat très sérieux à la Palme d’or et à l’ensemble des autres prix comme celui décerné à l’interprète masculin (Wagner Moura est remarquable), à condition bien entendu que le jury présidé par Juliette Binoche ne le snobe pas. Ce serait une faute de goût de taille !
RÉALISATEUR : Kleber Mendonça Filho NATIONALITÉ : Brésil, France, Pays-Bas, Allemagne GENRE : Policier, Drame AVEC : Wagner Moura, Gabriel Leone, Maria Fernanda Cândido DURÉE : 2h38 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE Indéterminée