Après une peine de vingt ans d’interdiction de filmer, une autre de six ans de prison, dont sept mois effectués, une grève de la faim et quatorze ans d’interdiction de sortie du territoire, Jafar Panahi était présent pour présenter son nouveau long métrage, Un simple accident. Un moment d’émotion intense, comme l’avait été l’an passé le début de la séance des Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Mais, la venue du cinéaste en personne sur la Croisette (aussi importante soit-elle) ne doit pas masquer le fait que le long métrage est une éclatante réussite cinématographique.
Après un simple accident sur une route en milieu quasi désertique en Iran, les événements s’enchaînent et se révèlent inattendus…
Jafar Panahi propose une fois encore un film bouleversant sur l’Iran en dressant in fine un portrait sans concessions de la dictature et de son impact sur les habitants.
Après Trois visages (Prix du scénario à Cannes en 2018), Jafar Panahi propose une fois encore un film bouleversant sur l’Iran en dressant in fine un portrait sans concessions de la dictature et de son impact sur les habitants. Prenant la forme d’une enquête, Un simple accident ne s’embarrasse pas de métaphores pour raconter son propos : pour cela, il met en scène une poignée de personnages, dont le point commun est d’avoir été torturés par un homme surnommé « La Guibole ». Comme souvent, la complexité et la nuance sont de mise chez le cinéaste iranien, et ce dès l’ouverture : dans un plan resserré sur les occupants d’une voiture (un cadrage familier pour qui connaît sa filmographie), nous assistons à une scène banale, une discussion pendant que le père roule en pleine nuit, loin de la ville, jusqu’à ce qu’il percute un chien. C’est le fameux « simple accident » mentionné dans le titre, filmé de manière remarquable : un mouvement de caméra circulaire suivant l’homme sorti de sa voiture pour constater les dégâts et déplacer l’animal percuté (en hors-champ). Un modèle de tension et une fausse piste savoureuse. Cependant, loin d’être aussi « simple », cet événement est l’élément déclencheur du récit : lors d’un arrêt inopiné pour réparer le véhicule, le chef de famille est apparemment reconnu (il faudrait dire entendu d’abord, du fait du bruit de sa prothèse de la jambe) par Vahid, comme son ancien tortionnaire, qui finit par le suivre et l’enlever. Il faut bien admettre que les motivations de ce dernier restent floues, au moins au début, tout comme l’identité réelle de la « victime ». L’affaire pourrait être alors pliée, le bourreau subissant le châtiment suprême, dans un acte de vengeance somme toute classique. Mais, c’est alors qu’apparaît un sentiment dont Vahid ne peut se défaire facilement : le doute. Cherchant à établir l’identité de l’homme qui a nié, Vahid finit par s’entourer d’une future mariée, de son mari, de leur photographe ainsi que d’un jeune homme qui ont subi les sévices de « La Guibole ». Transportant l’individu incriminé dans un van, ils attendent des aveux.
Cette quête de vérité est ce qui fait le cœur de l’intrigue, Jafar Panahi en profitant pour observer avec beaucoup de pertinence les maux de la société iranienne. Ainsi, la corruption est-elle dénoncée lors d’une séquence, grinçante, qui voit des policiers demander un pot-de-vin même sous la forme d’un paiement par carte bancaire. Surtout, le réalisateur fait parler ses personnages, qui illustrent et expriment les tensions qui parcourent le pays, qui montrent à quel point les mesures liberticides ont eu un impact profond sur les êtres, sur leur façon de réagir. A plusieurs reprises, la question (essentielle) du sort du « prisonnier » se pose, notamment lorsqu’il semble se confirmer qu’il est bien celui qui a torturé et humilié par le passé. Doit-on employer les mêmes méthodes que les auteurs des massacres ? La vengeance est-elle un acte d’apaisement qui permet de « réparer » le passé ? Le groupe est divisé à ce sujet. Mais en mettant en scène le doute (dont on dit souvent dans les démocraties qu’il doit profiter à l’accusé), Panahi indique qu’il y a bien une énorme différence entre tueurs et tués, bourreaux et victimes, une part d’humanité que certains ont perdue mais que d’autres conservent. C’est au nom de cette humanité que Vahid et ses compagnons décident d’aider la fille et la femme (sur le point d’accoucher) de l’homme qui se trouve enfermé dans leur van.
Un simple accident n’est donc pas qu’un « simple film », mais bel et bien un acte de foi en l’humanité
Alors que ce long métrage était placé sous le signe de Samuel Beckett (on y cite En attendant Godot !) et qu’il est tout à fait possible de penser à la comédie à l’italienne, la suite se fait plus grave à l’image de ce plan-séquence d’une dizaine de minutes, qui capte les aveux du présumé coupable attaché à un arbre, poussé dans ses derniers retranchements. Sans le dévoiler bien entendu, le dernier plan fixe, associé à un bruit hors-champ, est glaçant, assurément l’une des plus belles choses vues cette année et qui prouve que Panahi, malgré un tournage sous la contrainte, n’a rien perdu de son style tranchant : un minimalisme saisissant (souvent né de son adaptation aux conditions de travail) qui accouche d’une profondeur inouïe, confinant même au vertige. Un simple accident n’est donc pas qu’un « simple film », mais bel et bien un acte de foi en l’humanité (un jour retrouvée en Iran), doublé d’un appel à la résistance par un homme engagé qui entend coûte que coûte poursuivre sa carrière en Iran. A la fin de la projection cannoise, le cinéaste a d’ailleurs dédié son film à tous les artistes iraniens en prison ainsi qu’à tous ceux qui ont dû quitter leur pays.
RÉALISATEUR : Jafar Panahi NATIONALITÉ : France, Luxembourg, Iran GENRE : Drame AVEC : Vahid Mobasheri, Maria Afshari, Ebrahim Azizi DURÉE : 1h 41 DISTRIBUTEUR : Memento SORTIE LE 10 septembre 2025