Avec Julie (en douze chapitres), Joachim Trier avait clos ce qu’on pouvait appeler la trilogie d’Oslo, comprenant Reprise (Nouvelle donne) et Oslo 31 août, avec comme fil rouge le magnétique acteur Anders Danielsen Lie. Il était temps d’ouvrir un nouveau chapitre, le passage du témoin ayant été effectué avec la merveilleuse Renate Reinsve. C’est chose faite avec Valeur sentimentale, où, après avoir considéré les histoires d’un point de vue de destins individuels, Joachim Trier s’élève à des notions collectives de famille, de groupe et d’art, en particulier à travers le travail collectif du théâtre et du cinéma. Valeur sentimentale se confronte ainsi volontairement au travail de grands maîtres tels que Cassavetes, Bergman ou Allen. Après un passage vers la comédie douce-amère (Julie (en douze chapitres)), Trier aborde la gravité du vivre-ensemble, via les notions de famille (qu’il avait déjà abordée dans Back home) et d’art (thème inédit, celui de Nouvelle donne étant plutôt l’écriture).
Après la mort de leur mère, les sœurs Nora et Agnes doivent faire face à leur père, Gustav Borg, un cinéaste autrefois connu, mais aujourd’hui presque oublié. Les deux sœurs ont pris des chemins de vie différents. Nora a fait passer sa carrière d’actrice avant tout le reste, tandis que sa sœur cadette, Agnes, a opté pour un emploi sûr, ainsi que dans une vie de famille avec son mari et son enfant. Gustav a écrit un scénario et propose à sa fille Nora le rôle principal dans son prochain film, mais celle-ci refuse catégoriquement…
Le contenu est suffisamment puissant et brillant pour permettre à Trier de sortir largement du lot, et d’affirmer que le cinéma est plus fort que tous les traumatismes.
Le film commence très fort avec un prologue en montage rapide dont Trier a le secret, où Nora, enfant, imagine la vie si elle était racontée par la maison dans laquelle on vit. Il est difficile de ne pas penser à Sound of falling, tant la coïncidence entre les deux oeuvres s’avère forte. Cependant Trier va davantage au but et ne complexifie pas à l’excès sa matière dramatique. On passe rapidement de la maison d’hier, prétexte à évoquer rapidement, en douce, le passé de ses personnages, à la maison d’aujourd’hui et au présent d’actrice de Nora, que l’on retrouve dans les coulisses d’une scène de théâtre, aux prises avec un traumatisme important qui l’empêche de monter sur scène, dans un second prologue tout aussi brillant, inspiré de Opening night de John Cassavetes. Nora, c’est Renate Reinsve, la magnifique actrice de Julie (en douze chapitres) qui lui avait valu le Prix d’interprétation féminine à Cannes en 2022, et de La Convocation, de Halfdan Ullmann Tøndel, le petit-fils de Bergman.
De Bergman, il sera beaucoup question, stylistiquement et thématiquement, car Trier se confronte au noeud indissoluble des relations familiales qui retient et lie des personnes qui ne peuvent pas fonctionner ensemble, en raison de traumatismes, de regrets et d’incompatibilités. On pense automatiquement à Ibsen (cf. le prénom de Nora) que Bergman a beaucoup mis en scène au théâtre, et à Cris et chuchotements, via le prénom d’Agnès, où on retrouve le même thème de la maison familiale et des soeurs (trois chez Bergman, deux chez Trier). Trier rend même un hommage visuel à Bergman en faisant un montage d’images de visages, clin d’oeil direct à Persona et à sa fusion/division de visages.
Même si Trier garde sa signature visuelle, ses cuts brutaux sur plans noirs qu’il pratique depuis Nouvelle donne, il fait beaucoup de références, y compris à des metteurs en scène peu considérés aujourd’hui par la jeune génération de spectateurs post-#MeToo, par exemple Woody Allen, cf. la bouche d’aération de Une Autre femme, où la vie d’autres personnes vient à votre connaissance. A travers le personnage de Stellan Skarsgard, metteur en scène oublié, il se permet surtout un commentaire sur l’état du cinéma. Or c’est le cinéma qui va étendre son aile réconciliatrice sur les personnages et les aider, sinon à effacer, du moins à apaiser leurs traumatismes (suicide, dépression, peur de la mort). Car la réplique-clé du film est « mon film ne parle pas de ma mère ». De quoi traite le film de Gustav? Un peu de sa mère en apparence, surtout de sa fille Nora, aussi bipolaire et suicidaire que lui, de lui évidemment, et de la mélancolie qui guette dangereusement les artistes et toutes les personnes sensibles en ce monde.
Même si Valeur sentimentale expose ses moments forts surtout dans sa première partie, le contenu est suffisamment puissant et brillant pour permettre à Trier de sortir largement du lot, et d’affirmer que le cinéma est plus fort que tous les traumatismes.
RÉALISATEUR : Joachim Trier NATIONALITÉ : norvégienne GENRE : drame AVEC : Renate Reinsve, Stellan Skargard, Inga Ibsdotter Lilleas, Elle Fanning DURÉE : 2h15 DISTRIBUTEUR : Memento SORTIE LE 20 août 2025