Matrix Resurrections : simulacres et simulation

Avec Dune de Denis Villeneuve, West Side Story de Steven Spielberg et à un moindre degré Spider-Man : No way home de Jon Watts, Matrix Resurrections de Lana Wachowski est sans doute le blockbuster le plus attendu de l’année. Plus de vingt ans se sont écoulés, depuis le premier Matrix, concentré absolu de pop culture, confluent d’influences diverses, en matière cinématographique (Star Wars, Tron, les Terminator de James Cameron, le cinéma hong-kongais, l’oeuvre de King Hu), littéraire et philosophique (Platon, les ouvrages de Jean Baudrillard, Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll, les oeuvres cyber-punk de William Gibson, les romans de Philip K. Dick). Entre-temps, les Wachowski ont changé de genre sexuel, réalisé deux ou trois films cultes (Speed Racer, Cloud Atlas, Jupiter ou le destin de l’Univers) et deux saisons d’une série incroyable, Sense8, disponible sur Netflix et inspiré nombre de fans plus ou moins doués dans le cinéma d’action, dont un certain Christopher Nolan (Inception). Depuis sa transition, Andy-Lilly a laissé sa soeur Larry-Lana se débrouiller pour continuer seule leur oeuvre. Or, suite à ce changement datant de la saison 2 de Sense8, force est de constater que Lana Wachowski se débrouille très bien toute seule. Pari insensé de redonner vie à une franchise vingt ans après, Matrix Résurrections est à la fois une habile mise en abyme du projet, un jubilatoire pied-de-nez à l’industrie hollywoodienne, une insolente réinvention d’une histoire érigée en mythe tout en étant sa fidèle continuation.

Dix-huit ans après les événements de Matrix Revolutions, Thomas A. Anderson (alias Neo) ne se souvient plus de rien et mène une vie d’apparence normale à San Francisco. Il se rend régulièrement chez un psychiatre à qui il raconte ses rêves étranges et qui lui prescrit des pilules bleues. Après la réapparition de visages familiers et en quête de réponses, Neo repart à la recherche du lapin blanc. Il rencontre un certain Morpheus, qui lui offre le choix entre rester dans la Matrice ou prendre son envol.

Pari insensé de redonner vie à une franchise vingt ans après, Matrix Résurrections est à la fois une habile mise en abyme du projet, un jubilatoire pied-de-nez à l’industrie hollywoodienne, une insolente réinvention d’une histoire érigée en mythe tout en étant sa fidèle continuation.

Irrévérencieuse et insolente, Lana s’amuse. « Pourquoi innover avec du vieux code? » C’est ainsi que commence de façon intrigante Matrix Resurrections, en reprenant la même situation de départ que dans Matrix, mais en la détournant (ce n’est pas le même personnage ni la même issue). Céline a écrit au début de Voyage au bout de la nuit : « ça a débuté comme ça« . « C’est comme ça que tout commence » peut-on entendre au début de Matrix Resurrections. Comme le dit l’un des personnages du film, ce sont toujours les mêmes histoires qui sont racontées mais avec des personnages et des noms différents. « C’est la même histoire, on change seulement les noms et les visages« . Ce que Lana Wachowski y introduit, c’est le décalage permanent. On s’amuse avec elle de constater le retour du même dans la narration avant de s’apercevoir qu’un infime grain de sable a fait dérailler la machine (si l’on peut dire).

Dans ce reboot de Matrix, Thomas Anderson est devenu un créateur de jeux vidéos immensément célèbre que l’on révère en particulier pour sa trilogie de jeux Matrix. Mais des rêves continuent de le perturber ; des souvenirs s’intercalent entre lui et son présent, Il reconnaît une femme Tiffany qu’il n’a a priori jamais rencontrée. Comme dans le premier volet, il reçoit un sms d’un dénommé Morpheus et croise une jeune femme, Bugs, dont l’épaule est tatouée d’un lapin blanc (White Rabbit comme le chante Grace Slick du Jefferson Airplane). Entre souvenirs, mauvais rêves et nuits d’insomnie, il finit par se réapproprier son passé, qui défile parfois en images sur les murs de ses lieux de rendez-vous. Il n’en faudra pas plus pour que Thomas parte à la recherche de la véritable réalité qu’il avait délibérément chercher à enfouir dans un jeu de divertissement. Car « plutôt enfouir la réalité dans du rêve« .

Matrix Resurrections est donc une sorte de palimpseste que son auteur a renié avant de le redécouvrir progressivement et d’en retrouver le sens originel. Les romanciers scénaristes David Mitchell (Cloud Atlas) et Aleksander Hemon, déjà à l’oeuvre sur le dernier épisode de Sense8, Amor vincit omnia, ont certainement beaucoup travaillé avec Lana Wachowski pour pouvoir mener de front ces possibilités de double, voire de triple lecture. C’est aussi une violente satire du capitalisme et du commerce qui y est inhérent, cf. ces scènes (y compris la scène post-générique de fin, clin d’oeil ironique aux films Marvel) où les membres de l’entreprise de jeux vidéos essaient de réinventer un nouveau jeu Matrix qui pourrait avoir à nouveau du succès. Tout y est joyeusement décalé : Morpheus (brillante idée d’avoir engagé Yahya Abdul-Mateen II, l’acteur de Watchmen, déjà dépositaire du mythe de Docteur Manhattan) n’est plus exactement le même mais essaie de ressembler au précédent, en répétant les mêmes phrases ; Niobe a doucement vieilli alors que Sati a grandi ; Trinity est devenue mère de famille ; le Mérovingien s’est transformé en clochard ; un chat noir passe gentiment nommé Déjà vu, etc. …Lana Wachowski parvient avec une certaine maestria à raconter une histoire qui revient sur les prolégomènes d’une autre, tout en y insérant son auto-critique.

Pourtant Matrix Resurrections est très éloigné d’un film froid et intellectuel car il allie à la fois le sens de la mitraille, de la castagne et de la baston, ainsi que, ce qui est plus étonnant et rare, de la profondeur philosophique. Matrix, comme c’est énoncé dans un brainstorming pour trouver une suite au jeu vidéo, c’est du « porno cérébral« . Comme chez Sade, les scènes d’action s’effectuent en alternance par rapport aux scènes plus métaphysiques. Ce qui a changé chez Lana Wachowski, c’est le sens de la lumière dans la photographie de ses films, ce qui donne une résonance particulière à l’empathie et l’humanité qu’elle y développe. Dédié à ses parents, ce film est aussi une ode à l’amour et à l’amitié, à travers le respect et l’admiration dont les membres de l’équipe de Bugs (on y retrouve nombre des acteurs de Sense8) entourent, tels des fans transis, Neo et Trinity et surtout l’amour qui unit ces deux personnages, véritable fil rouge de la trilogie et de ce quatrième volet, offrant une belle conclusion au destin des deux héros. Si ce film s’appelle Matrix Resurrections au pluriel, c’est que non seulement Neo ressuscite mais aussi Trinity, mais également nous, spectateurs enfin devenus actifs et positifs, en lutte contre la marchandisation et le contrôle des pensées. Quand Wake up de Rage against the Machine retentit lors du générique de fin, tout comme dans le premier Matrix, l’on se rend compte qu’il devient vraiment urgent de se réveiller.

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RÉALISATEUR :  Lana Wachowski 
NATIONALITÉ : américaine 
AVEC : Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Yahya Abdul-Mateen II, Jada Pinkett Smith, Jessica Henwick, Jonathan Groff
GENRE : Science-fiction 
DURÉE : 2h28
DISTRIBUTEUR : Warner Bros 
SORTIE LE 22 décembre 2021