Watchmen : l’Amérique raciste démasquée

Après avoir créé les séries-évenements Lost et The Leftovers ayant marqué ces deux dernières décennies, Damon Lindelof s’attaque cette fois-ci au sujet des justiciers masqués grâce à sa nouvelle série Watchmen. Basé sur le comics Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons (respectivement scénariste et dessinateur), Lindelof s’inspire de ce matériau afin de proposer une suite à cette œuvre. Avant de parler de la série, revenons un peu sur le comics (ATTENTION SPOILER).

Watchmen, le roman graphique de Moore et Gibbons, met en scène un groupe de justiciers masqués dans une Amérique en pleine Guerre Froide. À la différence des Batman, Superman et autres héros de la marque DC, cette bande de super-héros ne dispose d’aucun pouvoir, excepté le Dr Manhattan, un scientifique ayant acquis des pouvoirs proches du divin suite à une expérience ayant mal tourné. Toute cette troupe se croise donc dans cette histoire, en enquêtant sur la mort d’un de leurs compagnons, le Comédien, brutalement défenestré par un inconnu. S’ensuivront alors de nombreuses révélations et notre histoire se termine alors sur la fin du conflit Américano-Russe avec un statu quo depuis l’arrivée d’un être d’une autre dimension à New York, provoquant ainsi la mort de plusieurs millions de personnes. « Un mal pour un bien ». Sauf que dans les coulisses, on apprend que cette attaque est une farce, un plan organisé par un des justiciers pour enfin obtenir la paix sur la Terre.

Vivement critiqué, en bien comme en mal, à sa sortie pour son approche politique évidente et brute, Watchmen dispose aujourd’hui d’une aura culte auprès des connaisseurs, grâce à son style visuel, mais surtout son écriture et les propos évoqués durant l’histoire. Rappelons également que le roman graphique de Alan Moore et Dave Gibbons a été brillamment adapté au cinéma par Zach Snyder. C’est donc avec cette base que Lindelof s’amusa à imaginer la suite de l’histoire, une sorte de « fan fiction » uchronique et dystopique qui se distingue d’une simple adaptation.

Accueillie plutôt chaleureusement tout au long de sa diffusion, la série réussit le tour de force de proposer une suite à une œuvre qui n’était pas censée en avoir une.

Quasiment 35 ans après les évènements du comics, l’Amérique s’est relevée de cette attaque. Malheureusement tout n’est pas encore parfait. À la suite d’une violente attaque contre les forces de l’ordre durant une nuit à travers tout l’Etat de l’Oklahoma et plus particulièrement à Tulsa, « la Nuit Blanche », les policiers sont donc maintenant masqués afin de protéger leurs identités. Il est même conseillé pour eux de ne pas dire leur véritable métier, car n’importe qui pourrait venir chez eux et leur faire du mal. Cette attaque organisée a été commise par la 7e Kavalerie (avec un K comme Ku Klux Klan), une organisation portée par l’aura de « Rorcharsh » un ancien justicier ayant tenté de dévoiler la vérité au monde, en vain. L’histoire débute donc sur l’agression d’un policier par un membre de la Kavalerie durant un contrôle de véhicule.

En découlera alors un jeu du chat et de la souris entre les deux camps, l’un tentant bien que mal de représenter l’ordre, l’autre cherchant par tous les moyens d’arriver au terme de son plan qui semble bien plus complexe qu’au premier abord.

Nous suivons donc cette histoire par le biais de plusieurs personnes et points de vue, dans le plus pur style lindelofien, Lost et The Leftovers s’étant déjà signalés par l’alternance des personnages et des narrations. Les plus importants se trouvent être ici Angela Abar (jouée par Regina King, déjà vue dans The Leftovers), une des nombreuses victimes de la « Nuit Blanche », et policière masquée sous les traits de Sister Night, Looking Glass (joué par Tim Blake Nelson), policier ayant un masque réfléchissant tel un miroir, ainsi que Lady Trieu (interprétée par Hong Chau), une multimilliardaire à la tête d’une entreprise scientifique de renom. Mention spéciale pour Regina King et Jeremy Irons qui jouent à merveille leurs rôles. Les autres acteurs ne sont pas en reste et dans l’ensemble le casting convient parfaitement. Les seuls super-héros qui reviennent dans cette nouvelle fiction sont, de manière surprenante à chaque fois, le Dr Manhattan, Adrian Veidt alias Ozymandias et Laurie Blake alias le Spectre Soyeux II.

Accueillie plutôt chaleureusement tout au long de sa diffusion, la série réussit le tour de force de proposer une suite à une œuvre qui n’était pas censée en avoir une. Nous passons du coup de l’ambiance de la Guerre Froide, de cette tension de guerre imminente et de fin du monde représentée par l’horloge atomique que l’on aperçoit se rapprocher de minuit au fur et à mesure de la lecture du comics, à un contexte plus actuel avec le racisme, les tensions entre les citoyens et les forces de l’ordre durant la série.

On voit aujourd’hui avec l’affaire George Floyd que le contexte racial demeure toujours aussi explosif aux Etats-Unis, Watchmen se montrant ainsi prémonitoire tout en se basant sur une réalité bien ancrée depuis des décennies aux Etats-Unis. On le constate dès l’ouverture du premier épisode avec le massacre historique de Tulsa en 1921, où des membres du KKK ont massacré tout un quartier d’Afro-Américains après qu’un cireur de chaussures afro-américain a marché sur le pied d’une femme blanche. Résultat : plus de 200 morts. Dès cet instant, la série s’accroche à un évènement réel pour délivrer son message, et ce sera ainsi tout au long de la saison, que ce soit cet évènement, ou ceux survenus dans le comics originel. Rien n’est ici laissé au hasard. Lindelof et les autres scénaristes s’attachent à dresser un portrait de l’Amérique raciste d’aujourd’hui notamment par le traitement des Afro-Américains dans la série, mais aussi avec la 7e Kavalerie, composée de suprématistes blancs. Pas de manichéisme pourtant, chaque acteur de cette histoire est masqué, remettant ainsi en cause la justice telle qu’on la connaît. Si ce contexte de départ peut sembler simple et opportuniste, ce n’est pas le cas avec cette série qui nous plonge au bout d’un moment dans une tout autre direction.

Le fond du propos se montre ainsi magnifiquement maitrisé, malgré un final un peu abrupt, que l’on pourrait sentir un peu réalisé à la va-vite pour conclure l’histoire. De plus, la forme n’a largement pas à rougir du reste. Les ambiances, décors et la mise en scène changent et varient à chaque épisode, proposant toujours quelque chose de nouveau par rapport à ce qui a précédé. On atteint même un pic avec l’épisode 6, « Cet être extraordinaire« , composé de flashbacks et mis en scène avec un parti-pris assumé et qui fonctionne de manière virtuose. La série est remplie à ras bord de références et de clins d’œil au comics qui peuvent être totalement ignorés, tant la série peut se suffire à elle-même. Du côté de la bande-son, on retrouve Trent Reznor (Nine Inch Nails) et Atticus Ross, compositeurs oscarisés de The Social Network et Gone Girl entre autres. Ils nous offrent une bande-son atmosphérique tantôt émotionnelle, tantôt anxiogène qui fonctionne en osmose parfaite avec ce que nous voyons à l’écran.

Si la conclusion de la série est plutôt convenue, le traitement apporté à l’histoire, aux personnages et à la direction artistique en fait un résultat plus que brillant. Avec cette remise en question de ce que l’on connaissait de l’œuvre sans pour autant le dénaturer, Lindelof nous surprend et ose avec ce Watchmen une relecture audacieuse et brûlante de l’histoire contemporaine. Le fond et la forme s’emboitent parfaitement pour faire de cette œuvre une histoire dont on ne ressort pas indemne.