Les Chroniques de Poulet Pou : mini-rétrospective Quentin Dupieux à l’occasion de la sortie de Yannick. Comptes-rendupieux

À l’occasion de la sortie de son dernier Yannick, florilège d’anciens blablas, du genre de ceux que je vous ai précédemment infligés à propos des œuvres de Fritz Lang, David Cronenberg ou Hong Sang-soo. Ces choix font-ils le portrait de votre buñuelo-langien serviteur, allez savoir. Ça explicite peut-être mon goût, pour la concision, l’humour et l’abstraction — autant que de ma défiance, envers le lyrisme et le trop sérieux.

J’ai vu tous les Dupieux, y compris son Nonfilm. Et, sauf Rubber, qu’il faudrait que je revoie, j’aime tout, en particulier le coup de maître Steak, à propos duquel je ne retrouve pas de blabla — il s’est caché, eh. Autre coup de maître, Wrong Cops, mon préféré de la période américaine. Je dis, il faudrait que je revoie, je dis, période américaine, c’est que je me souviens avoir eu du mal à me faire à l’idée du retour en France. La première fois, Au poste m’avait déçu, j’avais trouvé ça poussiéreux-faisandé-relou. Cependant, à la re-vision, nette réévaluation à la hausse. Le hipster vieillissant — j’ai à peu près l’âge de Dupieux — s’éloigne-t-il de l’amour de jeunesse que constitue le Nouvel Hollywood, pour mieux discerner les qualités de notre cinoche national, je vous le demande, hipsters que vous êtes. Quoi qu’il en soit, ça m’avait fait pareil avec Le Daim, je veux dire que les films de Dupieux sont brefs, profitons-en pour les voir plusieurs fois, ils tiennent le coup, et même mieux que ça, ils y gagnent. Hic. Eh.

1. Wrong Cops (2013).

Write a book about what. Inusable classique où l’enfer est ici, mais qu’est-ce qu’on se marre — peut-être le meilleur Dupieux au fond, ce n’est pas rien. Les réflexions sur le discours de l’œuvre sur l’œuvre dans l’œuvre, que je vous avais servies à propos d’Annette ou New York, New York, résonnent à plein ici, avec Judor en simili Oizo démarchant les producteurs. Mais ce qui compte surtout, c’est que Mark Burnham, qui interprète le ripou principal, et dont la moindre des répliques constitue un poème immortel, est hallucinant. Ses coéquipiers tous plus ignominieux les uns que les autres ne sont pas en reste. Show me your breasts.

2. Réalité (2014).

Kubrick mes couilles. Le cinoche de Dupieux est vraiment celui de la punchline façon Audiard, mais pas que. Dans une récente interview, l’Oizo, dans un accès de fausse modestie, insinuait que ce film était super con, mais emballé de façon à ce qu’on ne s’en rende pas compte — BO très chic, Music with Changing Parts de Glass —, et il y a un peu de ça, mais c’est quand même vachement bien. Toute la fin pourrait tomber à plat — film dans le film dans le film, dont les astuces sont en plus commentées en direct par les personnages — mais ça marche parce que it’s beautiful, en toute simplicité.

3. Le Daim (2019).

J’aime bien Dupieux. Il est difficile à cerner. Si je dis qu’il est une sorte de Buñuel discount, ça vous fera peut-être sourire, mais ce n’est pas une formule complètement satisfaisante. Quand il chiade ses films, ça donne des réussites comme Steak (un coup de maître), Réalité (le plus ambitieux et peut-être le plus consensuel) ou Wrong Cops (mon préféré, bien plus fort que Wrong dont c’est une sorte de spin-off). Quand il est feignant, ça donne des trucs qui tournent en rond comme Rubber ou Au poste. Mais dans tous les cas, il a le chic pour tirer le meilleur de ses acteurs.

Ici, Dujardin ne joue pour une fois pas des sourcils, il est parfait en ne faisant rien — c’est qu’il n’est pas vraiment une personne, c’est une sorte de chose, comme le blouson en daim qui lui donne la réplique. Son égocentrisme absolu, son absence d’empathie, sa folie monstrueuse dessinent probablement le portrait de l’artiste, et celui de son spectateur. C’est effrayant mais c’est le monde qui est comme ça. Je me suis aussi dit que Dupieux était un cinéaste d’extérieur, et que si ça se trouve, c’est pour ça (eh) qu’il n’avait pas réussi Au poste. Le Daim n’est peut-être lui non plus pas complètement réussi — il est mieux dans le souvenir que pendant le visionnage. Mais ce qui est bien, c’est qu’il est de mieux en mieux au fur et à mesure, et la prise de pouvoir de Haenel à la fin c’est vraiment la grande idée.

4. Mandibules (2020).

Deuxième cinoche post-confinement [le premier était l’adaptation de Passion simple d’Ernaux, NDLR]. Bien que placé sous le signe de Thoreau (astuce), c’est complètement idiot. On rigole pas mal, et comme d’habitude le film a l’immense mérite d’être court. Les aspects dérangeants qui apparaissent parfois chez Dupieux sont comme gommés — personne ou presque ne meurt par exemple, autre exemple ce sont les gentils Metronomy qui font la BO —, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. J’ai trouvé Grégoire Ludig meilleur que dans Au poste, où il m’avait semblé avoir du mal à faire le poids face à Poelvoorde.

5. Incroyable mais vrai (2022).

Grimm du futur. Difficile de ne pas penser à Cronenberg devant certains détails bio-technologiques de l’intrigue. Un Cronenberg ouvertement rigolard et satirique, et aussi plutôt réac. Là où le démiurge de Toronto semble nous conseiller de nous faire au changement inéluctable, Dupieux énonce quelque chose qui ressemble à première vue à une critique de la modernité. Je dis à première vue, car le parallèle cronenbergien n’est que superficiel, de même que l’accusation de conservatisme — aussi bien, à mon avis, que celle de misogynie. Je m’explique, il n’est pas impossible que ces deux caractéristiques proviennent de ce que le film se coule dans le format du conte merveilleux. Ce serait une sorte d’adaptation lointaine d’une histoire comme Le Pêcheur et sa femme. Soit, un homme mou mais raisonnable — et, argument massue en faveur de ce que j’avance, effectivement adepte de pêche à la ligne —, et son épouse énergique mais au net penchant pour l’hubris. Les voici qui rencontrent un Méphistophélès mi-chair mi-poisson, qui n’oblige à rien mais accorde tout via un étonnant conduit. Au diapason des dialogues ciselés, qui s’amusent des tournures phatiques au goût du jour (’’bisou’’), le boniment du personnage, vu dans la bande-annonce, est tout ce qu’il y a de savoureux. Ce conduit, Madame, Monsieur, écoutez-moi bien, vous n’allez pas le croire et pourtant c’est la vérité, ce conduit, ce conduit.

Tarare ondin, Tarare ondin,

Petit poisson, gentil fretin,

Mon Isabeau crie et tempête ;

Il en faut bien faire à sa tête.

Telle est la strophe qui rythme le conte collecté par les frères Grimm (traduction Baudry de 1864, où ’’tarare’’, pour ceux qui se le demandent comme moi il y a cinq minutes, est une interjection du genre taratata ou turlututu). Le conte est basé sur la répétition d’une même action, dont les effets sont tout à la fois de plus en plus satisfaisants et de plus en plus inquiétants. De son côté Dupieux s’en sort, une fois les prolégomènes de son histoire clairement posés, en organisant un ballet musical d’images muettes, qui fait s’envoler le film dans sa dernière partie. Contrairement à ce qui se passe dans le conte, les effets susmentionnés sont ici irréversibles, et le film se teinte d’une tristesse qui m’a semblé inédite dans l’œuvre de l’Oizo.

Un dernier mot sur la BO, fabriquée à partir de l’album de 1976 d’un certain Jon Santo (AKA Andreas Beurmann, musicologue et physicien allemand décédé en 2016). C’est en quelque sorte un Switched-On Bach II, c’est-à-dire des pièces pour clavier de Bach interprétées au synthétiseur. Musique idéale pour le film, dont les atours grotesques recèlent une forme au classicisme inaltérable. Garanti 100% sans fourmis à l’intérieur.

6. Fumer fait tousser (2022).

Bioman en vacances. Même si les références télévisuelles 80s passent un peu au-dessus de la tête de votre humble serviteur, élevé sans télé au fond d’un placard, il n’a aucune difficulté à adhérer, vu qu’il est toujours bon client du buñuelisme primitif de Quentin Dupieux. Sel de la chose, la réjouissante connerie dont le film fait preuve à chaque sketch se teinte d’une bonne dose d’angoisse existentielle. Je me demande si celle-ci n’était pas déjà présente dans Bioman, au fond — et quand bien même il n’y avait rien du tout, vous savez que l’imagination et la peur des enfants ne connaissent pas de limites, ça devait donc pouvoir s’y trouver pour qui se donne la peine de chercher. Dégoût des autres, dégoût de son propre corps, peur de la technologie, peur du père — Tiens-toi droit, on dirait une hyène, mémorable réplique de l’inénarrable Poelvoorde en génie du Mal. Sans oublier, la mère de toutes les peurs, celle de l’avenir. Changement d’époque en cours, tu parles.