Il n’aura pas échappé à tout observateur avisé que cette année, en 2024, il y avait moitié moins de réalisatrices en compétition au Festival de Cannes que l’année dernière (4 au lieu de 7). Arithmétiquement c’est exact. Pourtant les femmes se trouvaient partout dans les films comme sujets pensants, en quête de liberté et d’espoir. Des femmes iraniennes sous le joug d’un mari et père oppresseur (Les Graines du figuier sauvage), une travailleuse du sexe qu’on ramène sans cesse à sa condition (Anora), des femmes indiennes amoureuses et dévouées à la sororité (All we imagine as light), des Mexicaines emprisonnées dans leur genre ou leur profession (Emilia Perez), une ado britannique en situation économique précaire (Bird), une bimbo fascinée par les réseaux sociaux et les émissions de télé-réalité (Diamant brut), une ex-star d’Hollywood aux prises avec le vieillissement (The Substance), une jeune mère atteinte d’un trouble mental dégénératif (Gazer), etc.
Tel est en tout cas le sens très lisible du palmarès proposé par le jury de Greta Gerwig : prendre la défense des femmes, quelle que soit la situation, la définition du genre féminin étant large et inclusive, et comprenant ainsi les travailleuses du sexe sans qu’elles soient sujettes à opprobre, ou les personnes trans, devenues femmes par choix. On retrouve donc cette thématique dans la plupart des films du palmarès (Anora, All we imagine as light, Emilia Perez, The Substance, Les Graines du figuier sauvage). Seuls le Miguel Gomes (Grand Tour) et le Lanthimos (Kinds of Kindness) font exception à la règle, et encore on ne peut guère soutenir que le contenu de ces films soit centré uniquement sur des personnages masculins, puisque dans ces deux films, les personnages sont traités selon la parité (Miguel Gomes consacrant même la première partie de son film à son protagoniste masculin et la seconde à son héroïne). Nous nous situons désormais très loin des contenus misogynes et masculinistes univoques.
Des esprits chagrins se plaindront que Anora ait été récompensé, brillante comédie sympatoche, sorte de Pretty Woman trash et incroyablement énergique, alors que Emilia Perez, The Substance ou Les Graines du figuier sauvage a minima pouvaient apparaître supérieurs, cinématographiquement parlant. C’est oublier deux ou trois choses essentielles: 1) Sean Baker a sans doute réussi son film le plus ample depuis ses débuts. Anora, quatrième film de son auteur, avec ses deux heures 28, est son plus réussi depuis The Florida Project. 2) Sean Baker représente un grand espoir pour toute une génération, ayant commencé à tourner son premier film, Tangerine, avec un I-Phone, dans une démarche Do-it-Yourself. 3) Greta Gerwig et la plupart des membres de son jury, hormis peut-être Nadine Labaki, ne sont pas engagés politiquement et ne pensaient sans doute pas revendiquer une Palme à visage politique, en l’occurrence Les Graines du figuier sauvage, qui aurait défié et provoqué le régime totalitaire iranien, 4) Sean Baker semble revenu de nulle part, Red Rocket, son précédent film, ayant nettement moins fait l’unanimité, ce qui garantit une sorte de fraîcheur inédite à sa Palme.
Par conséquent, Anora de Sean Baker apparaît comme une Palme logique, étant donné le parcours de Greta Gerwig. Elle vient du cinéma indépendant et s’est sans doute reconnue dans le peu de moyens, la folle énergie dépensée. et le mélange des genres, toutes caractéristiques assez proches des films qu’elle a interprétés ou réalisés à ses débuts. Avouons-le, on attendait davantage Mikey Madison, époustouflante Ani, en Prix d’interprétation féminine. Mais le règlement du Festival de Cannes, interdisant depuis 2003 le cumul de prix multiples pour un seul film, en cas de Palme d’or, Grand Prix du Jury et de Prix de la mise en scène, la Palme a donc éclipsé naturellement le Prix d’interprétation féminine. Anora le film ressemble profondément à Greta Gerwig actrice et réalisatrice qui a commencé par des comédies, avant de parvenir à aborder l’émotion du drame.
Il n’est donc guère étonnant que Gerwig ne se soit pas davantage reconnue dans l’aspect trop éminemment politique des Graines du figuier sauvage. Le film de Rasoulof, programmé à la toute fin du Festival, apparaissait excessivement comme une Palme prévisible, en raison de la présence exceptionnelle de Rasoulof qui a fui l’Iran. Finalement son film a hérité d’un Prix spécial à l’évidence créé pour l’occasion, ce qui montre toute l’étendue de l’embarras du jury face à ce film.
En outre, notons qu’il a tout de même fallu deux prix pour écarter la concurrence d’Emilia Perez qui réunissait sans doute pas mal de suffrages au sein du jury, ce genre de récompenses multiples étant le signe de concessions douloureuses. Le film d’Audiard apparaissait comme une Palme idéale, originale, mélangeant intrigue de cartels et comédie musicale à raison de chansons de Camille et permettant à Audiard de contre-balancer la Palme imméritée accordée à Dheepan.
L’autre grande sensation du Festival, hormis les deux films précités, The Substance de Coralie Fargeat, s’en sort avec les honneurs en remportant le Prix du Scénario, ce qui est déjà absolument remarquable pour un Body Horror Movie. Mais il aurait pu remporter tous les prix (mise en scène, interprétation, scénario), ce qui prouve l’excellence et la cohérence du projet. The Substance possède tous les atouts pour devenir un futur film culte et est parvenu à vaincre les réticences liées habituellement aux films de genre dans le cadre du Festival de Cannes, ce qui démontre a contrario sa qualité.
Enfin, le 77ème Festival de Cannes a été celui de la renaissance manifeste du cinéma indien : Grand Prix du Jury pour le premier film de fiction de Payal Kapadia, All we imagine as light, accompagné par Santosh à Un Certain Regard et Sister Midnight à la Quinzaine des cinéastes. Cela faisait trente ans depuis Destinée (1994) qu’un film indien n’avait participé à la compétition.
Par ailleurs, pour Miguel Gomes, ce Prix de la Mise en scène constitue une réelle victoire. On imagine sans difficulté qu’il s’agit d’une autre concession accordée à des membres du jury comme Bayona ou Hirokazu Kore-eda. Grand tour représente la part radicale du jury qui aurait pu choisir également de distinguer Jia Zhang-ke (Caught by the tides).parmi les cinéastes exigeants et élitistes..
Enfin le Lanthimos avait globalement déçu par rapport aux attentes mais se retrouve malgré tout au Palmarès, en raison du Prix d’interprétation masculine décerné à la performance subtile de Jesse Plemons dans trois rôles complètement différents. Depuis Canine, Yorgos Lanthimos a toujours remporté un prix à Cannes, à chaque film présenté. Kinds of Kindness confirme ce postulat d’infaillibilité.
2024 demeure un bon cru cannois, même s’il est globalement inférieur au niveau très élevé de l’année dernière, et replace les Etats-Unis (Anora, The Substance) au centre du jeu cannois, face à l’Europe et au reste du monde . Néanmoins sa caractéristique la plus notable, cette invasion thématique féminine, est particulièrement encourageante pour l’avenir. Comme dirait Quentin Dupieux, « changement d’époque en cours »….
Le palmarès complet
- Palme d’or : Anora, Sean Baker
- Palme d’or d’honneur : George Lucas, pour l’ensemble de sa carrière de réalisateur, scénariste et producteur
- Grand prix : All We Imagine as Light, Payal Kapadia
- Prix du jury : Emilia Perez, Jacques Audiard
- Prix spécial du jury : Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof.
- Prix d’interprétation masculine : Jesse Plemons, Kinds of Kindness, Yórgos Lánthimos.
- Prix d’interprétation féminine : Adriana Paz, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez et Zoe Saldana pour Emilia Perez, Jacques Audiard.
- Prix de la mise en scène : Miguel Gomes, Grand Tour
- Prix du scénario : The Substance, Coralie Fargeat
- Palme d’or du court-métrage : L’homme qui ne se taisait pas – Nebojša Slijepčević
- Mention spéciale du court-métrage : Bad for a Moment, Daniel Soares
- Caméra d’or : Armand, Halfdan Ullmann Tøndel
- Caméra d’or, mention spéciale : Mongrel, Chiang Wei Liang et You Qiao Yin