Emilia Perez : une femme comme les autres

On avait laissé Jacques Audiard en 2021 avec Les Olympiades, adaptation d’un roman graphique d’Adrien Tomine, qui n’avaient guère convaincu le public ni la critique. Ce semi-échec a sans doute conduit Audiard à se remettre en question. Résultat : une prise de risques maximum, un projet improbable sur le papier, un pari esthétique fou de mise en scène : une comédie musicale en espagnol sur fond de guerre des cartels. A l’arrivée, aussi incroyable que cela puisse paraître, le pari a été tenu. Avec une mise en scène d’une rare fluidité, peut-être jamais atteinte auparavant dans son oeuvre, Jacques Audiard se réinvente tel un Protée de la mise en scène, en cinéaste latino, à mi-chemin entre Jacques Demy, Pedro Almodóvar et Michael Mann. Emilia Perez est sans conteste le film que Pedro Almodóvar aurait dû faire pour obtenir la Palme d’or.

Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

Emilia Perez est sans doute le plus bel hommage rendu aux femmes depuis les films d’Almodóvar, et devrait convaincre du bien-fondé de sa démarche esthétique et politique, non seulement les femmes, mais aussi tous les hommes.

Jacques Audiard a longtemps été le chantre dans le cinéma français d’une certaine masculinité : les malfrats de Regarde les hommes tomber, l’intérimaire de Sur mes lèvres, le marchand de biens, pianiste amateur, de De battre mon coeur s’est arrêté, les détenus de Un Prophète, le vigile de De rouille et d’os, le réfugié tamoul de Dheepan, les tueurs à gage des Frères Sisters. Pourtant, dans tous ces personnages affichant ostensiblement leur virilité, pointaient à chaque fois des failles béantes, des fragilités ténues mais existantes, une sensibilité à fleur de peau. Dans Les Olympiades, les personnages féminins (trois filles) prenaient ainsi pour la première fois l’avantage, cet élément significatif étant sans doute dû à la collaboration au scénario de Céline Sciamma et Léa Mysius. Pourtant cette transformation paraissait encore artificielle, peu aboutie, et pas assez fusionnelle.

Dans Emilia Perez, Audiard réussit une transplantation assez rare qui vire au transformisme radical. Certes il s’était déjà plus ou moins livré au même exercice, en se métamorphosant de manière confondante en cinéaste sri-lankais (Dheepan) ou américaine (Les Frères Sisters). Cette fois-ci, Audiard choisit le Mexique comme décor et l’espagnol pour s’exprimer. Il va jusqu’au bout de cet abandon de la masculinité qui résonne dans l’air du temps, en choisissant un personnage transgenre, Manitas, chef de gang, qui va devenir une femme, Emilia Perez.

Au début du film, le choc se révèle assez grand, tant nous n’avions pas l’habitude d’envisager un film de Jacques Audiard dans ce genre (dans tous les sens du terme, genre cinématographique, tout comme genre sexuel). Emilia Perez convoque ainsi le cinéma de Pedro Almodóvar, tout comme celui de Jacques Demy, avec une pincée de Michael Mann, période Miami Vice, ainsi que l’univers des telenovelas sud-américaines. Contre toute attente, le résultat s’avère bouleversant. Dans cette conjonction d’influences, le trait de génie correspond certainement à l’idée de comédie musicale qui transcende les situations et les poétise de manière irréversible, tout comme une opération de changement de sexe. Composées par Camille et son compagnon Clément Ducol, les chansons, ayant l’air au départ d’être incongrues, s’imposent de plus en plus comme une dimension opératique nécessaire et apportant une authentique plus-value symbolique. La musique donne ainsi de la noblesse aux situations les plus ordinaires, voire sordides, ce qui nous amène après les arias de Rita l’avocate, à des duos sublimes qui se situent bien au-delà du naturalisme, celui d’Emilia et d’Epiphania, et surtout d’Emilia et de son ex-épouse (Selena Gomez) ayant lieu sous le feu irréel des balles des tueurs des cartels.

Avec ce film, Audiard se trouve pile au moment post-MeToo, où les droits des LGBTQ+ sont de plus en plus reconnus. Devenir une femme devient un défi de plus en plus normalisé et potentiellement porteur de belles promesses. On sait par ailleurs que Jacques Audiard appartient au collectif 50/50 pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes et la diversité sexuelle et de genre dans le cinéma et l’audiovisuel, et a signé le 30 avril 2024, ainsi qu’une centaine d’hommes principalement dans le milieu culturel, une tribune en soutien à #MeToo. Emilia Perez ne serait sans doute pas le film exceptionnel qu’il est, sans la cohérence d’un casting principalement féminin qui prend de plus en plus sens au fur et à mesure du film, tous jouant et chantant à l’unisson : Zoé Saldana, Selena Gomez, Adriana Paz et surtout la révélation Karla Sofía Gascón, sidérante dans le rôle-titre, et ayant suivi elle-même une transition de genre depuis 2018. Avec sa dimension opératique (le dernier titre, hommage à celle qui ne reviendra jamais, et qui restera toujours un mystère, est une coda magnifique), Emilia Perez est sans doute le plus bel hommage rendu aux femmes depuis les films d’Almodóvar, et devrait convaincre du bien-fondé de sa démarche esthétique et politique, non seulement les femmes, mais aussi tous les hommes.

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RÉALISATEUR : Jacques Audiard 
NATIONALITÉ :  française 
GENRE : comédie musicale, thriller 
AVEC : Zoe Saldana,  Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Adriana Paz 
DURÉE : 2h10 
DISTRIBUTEUR : Pathé 
SORTIE LE 28 août 2024