a MovieRama, nous aimons rencontrer souvent des metteurs en scènes confirmés mais aussi des jeunes débutants, ce qui nous permet de tirer des plans sur la comète, de lancer des paris sur l’avenir, de laisser libre cours à notre intuition, C’est un peu le cas avec Iris Kaltenbäck qui s’est révélée cette année à Cannes en présentant son premier film, Le Ravissement, à la Semaine de la Critique et en remportant le Prix SACD. Son film comporte de telles qualités d’écoute et de sensibilité qu’on ne serait pas étonné de la voir gravir assez vite des échelons dans les sélections et les compétitions. Fraîche émoulue de la Fémis, arborant une certaine ressemblance avec Anaïs Demoustier, à 35 ans, Iris Kaltenbäck en fait facilement dix de moins mais expose déjà une vision très affirmée du cinéma et du monde, qui justifie que l’on puisse parier en toute confiance sur elle.
Nos lecteurs ne vous connaissent pas donc d’où venez-vous, Iris Kaltenbäck, question éminemment métaphysique?
D’où je viens? C’est une grande question….J’ai grandi à Paris. Mon père est autrichien, ma mère est française, j’ai un demi-frère américain. Avant de faire du cinéma, j’ai fait du droit et de la philo. Ensuite, quand j’étais en master, j’ai présenté le concours de la Fémis. C’est comme cela que j’ai pu me diriger vers le cinéma. J’ai fait la Fémis en scénario et donc j’ai pu écrire des scénarios là-bas tout en ayant déjà envie de faire des films.
Pourquoi avoir bifurqué de la philo et du droit vers le cinéma?
En fait, j’aimais beaucoup le droit et je ne l’ai pas du tout fait à reculons. J’avais déjà une immense passion pour le cinéma, je rêvais de faire des films quand je faisais du droit. J’ai travaillé à un moment pour une avocate pénaliste. J’ai beaucoup assisté à des procès et en fait, je me suis rendue compte que la justice est une fiction. Un procès, c’est une fiction où on essaie de départir le vrai du faux, mais en faisant une fiction, du théâtre, Il faut juger et un jugement, ce n’est pas que de la vérité. De tout cela, j’ai retiré une forme de frustration car, par exemple, quand j’ai assisté à des procès, en particulier de femmes accusées, j’ai eu le sentiment que parce qu’il y avait la nécessité d’obtenir un jugement, on perdait en fait de vue la voix de ces femmes. Comme il fallait juger, on cherchait à obtenir des réponses, on écoutait des experts, et finalement j’ai eu une envie de cinéma qui est née de cette frustration, qui consistait à raconter autrement l’histoire de ces femmes, sans avoir besoin de les juger, mais en essayant de les comprendre par le ressenti de scènes, de pouvoir savoir quelles pouvaient être les trajectoires de ces femmes.
Vous devez apprécier de voir les films de procès qui débarquent actuellement sur les écrans…
Oui, j’adore ça, complètement mais en même temps, Le Ravissement n’est pas un film de procès. On ne voit jamais le procès. Il en prend un peu le contrepied car le personnage de Milos qui raconte l’histoire part d’une sensation très proche de la mienne comme cinéaste, d’une frustration, celle d’avoir assisté au procès et d’en ressortir avec beaucoup de questions. Il a besoin de poser une question, de mener une enquête sur cette femme, pour comprendre comment cette femme s’est enfermée dans une spirale de mensonges, sans forcément obtenir toutes les réponses, mais en essayant, avec mon aide en tant que cinéaste, de ramener cette histoire au ressenti, c’est-à-dire, étape par étape, détail par détail, comment cette femme va glisser et comment l’accompagner dans ce glissement, dans cette spirale.
C’est vraiment un choix délibéré de ne pas faire un film de procès?
Oui, tout à fait. Parce que je voulais raconter le point de vue de cette jeune femme, de la suivre, de coller à elle le plus possible.
Et la philo, cela vous a apporté quelque chose, puisque vous en parlez moins que du droit?
J’ai fait surtout du droit et un peu de philo. Car je pense que l’un ne va pas sans l’autre. Le droit, c’est de la philosophie appliquée, ce sont des choix qui sont faits. Le droit est complètement utile à la philosophie. Cela m’a apporté une réflexion sur le monde, des outils pour réfléchir.
Vous vous êtes inscrite en scénario à la Fémis ? Pourquoi en scénario, plus que dans d’autres sections?
Pour deux raisons. 1) Parce que le film que je vais avoir envie de faire naît de personnages donc l’écriture est une étape très importante dans la génèse d’un film et le désir de cinéma. J’aime beaucoup écrire, inventer des histoires, des personnages. 2) Pour une raison très concrète. Je voulais me former à un métier autre que la réalisation. Car, avec un peu de chance, on fait un film tous les deux-trois ans, voire cinq ou dix ans et il faut pouvoir gagner sa vie, en parallèle. C’est assez difficile de gagner sa vie en tant que réalisateur de long métrage, si on ne fait pas un autre métier à côté, comme tourner des pubs. Le métier de scénariste me semblait le plus accessible et je pouvais collaborer à davantage de projets.
Vous vous êtes peut-être aussi rendue compte que pas mal d’étudiantes de la Fémis étaient rentrées en section scénario?
Oui, je le savais et je l’ai vu en entrant dans l’école et cela a sûrement participé à mon choix. Mais surtout l’écriture était pour moi ce que j’envisageais comme porte d’entrée dans le cinéma. C’est une formation assez efficace car c’est une section où on a plus de liberté, on peut écrire chez soi. C’est assez idéal : on apprend des choses mais on garde une forme de désir très fort, on ne se trouve pas dans la rentabilité permanente. Le fait d’écrire des scénarios pendant quatre ans donne du coup envie de les réaliser.
Les autres étudiantes ont peut-être eu le même raisonnement…
En fait, il y a une réalité dans le cinéma français. C’est très souvent du cinéma d’auteur. On vous demande de participer à l’écriture ou d’écrire totalement le scénario. Ce n’est pas comme aux Etats-Unis où on distingue le travail du scénariste et celui du réalisateur, et où un metteur en scène peut prendre le script de quelqu’un d’autre. En France, encore aujourd’hui, c’est nettement moins d’actualité. Le scénario, c’est un outil fondamental car tout le financement se fait à partir du scénario. Les gens qui apprennent à écrire un scénario, qui savent le faire, ont en fait beaucoup plus de chances de pouvoir faire un film après. Car ils disposent du premier outil nécessaire pour réussir à faire un film.
C’est une conséquence chez nous de la politique des auteurs, on devrait dire en l’occurence, des autrices…
Oui, exactement. C’est aussi un métier qui se trouve à l’origine de tout mais étrangement qui n’est pas assez valorisé et reconnu en France.
Votre court métrage Le Vol des Cigognes qui a obtenu le Prix du Public au Festival du court métrage de Bruxelles, a-t-il un lien avec Le Ravissement?
Oui, il existe un lien mais ils sont très différents. Je ne souhaite pas en dire plus car le court métrage est en lien avec la fin du film. Il m’a permis d’explorer des choses en lien avec le long métrage. Il y a un personnage féminin central dans les deux, une histoire de mensonge aussi. Mais on grandit avec les films qu’on fait et donc je ne suis plus exactement la même personne.
Vous avez aussi fait du théâtre en tant qu’assistante du metteur en scène?
Je devais faire un stage pour la Fémis et j’ai assisté Declan Donnellan pour des spectacles de théâtre. J’ai appris beaucoup de choses sur la direction d’acteurs auprès de lui. Il a même écrit un ouvrage sur ce sujet. C’était très intéressant d’apprendre cela au théâtre car on dispose de plus de temps. C’était très intéressant de voir ce que je pouvais en tirer.
Par rapport au Ravissement, pourquoi choisir ce projet de long métrage plutôt qu’un autre?
J’en avais plusieurs. J’ai développé plusieurs projets que j’adore tous. A un moment, c’est la réalité qui choisit, celle des financements. Ce n’est pas un hasard que ce projet ait marché en premier car on aime souvent qu’il y ait un lien entre le court métrage et le long. Il a obtenu assez vite un financement et en fait j’en étais ravie car c’est un très bon film pour commencer. parce qu’il demandait moins de moyens que les autres qui réclamaient plus de moyens et aussi d’expérience.
Ce n’est pas aussi par rapport au thème, celui de la maternité, le fait d’accoucher d’une oeuvre, comme d’un enfant?
Ce qui me touche dans la maternité, c’est la maternité contrariée. Ce n’est pas l’intention première du film mais à travers l’amitié de ces deux femmes, j’avais envie d’aborder deux formes de maternité déplacée ou contrariée. D’une part, Lydia, une jeune femme qui n’a pas de désir d’enfant au départ, et qui est bien plus concentrée sur sa vie amoureuse, sa vie amicale, etc. et va développer de vrais sentiments maternels pour un enfant qui n’est pas le sien. Et à l’inverse, d’autre part, son amie donne naissance à un enfant, possède un lien biologique avec lui mais ne ressent pas du tout le sentiment attendu par rapport à cet enfant. Parfois il existe une pression sociale sur les mères au sujet d’un instinct maternel présupposé, de certains gestes, de certains sentiments qu’on doit ressentir très vite. Elle se retrouve confrontée à la solitude du post-partum et presque en danger à cause de cela. C’est à ce moment qu’elle a besoin de son amie, ce qui va provoquer que son amie va s’attacher à cet enfant plus qu’elle ne le devrait.
Le fait de vouloir être mère ou d’être déjà mère vous a-t-il inspiré cette histoire?
Quand j’ai écrit ce scénario, je n’avais pas encore eu d’enfant. Donc non. C’est un sujet qui me touchait beaucoup pour les raisons que je vous ai dites. Je tenais à parler de toute la mythologie qui existe la maternité en société encore aujourd’hui. Quand je suis devenue mère, cela m’a aidé à comprendre ce que traversaient mes personnages féminins, aussi bien pour Lydia que pour Salomé. Le vécu aide évidemment à comprendre ses personnages mais je ne crois pas qu’on doive avoir vécu quelque chose pour l’écrire.
Quelles sont les influences, les inspirations, les admirations qui vous ont aidé pour écrire et réaliser ce film?
Pour ce film, j’ai beaucoup pensé d’une part au cinéma américain des années 70, notamment Taxi Driver, Panique à Needle Park, qui, pour moi, raconte de manière très romanesque des solitudes urbaines et a souvent cette qualité de s’approprier des sujets très réalistes -un chauffeur de taxi, des junkies- en apportant un regard très précis sur cette réalité-là et en même temps qui s’autorise à s’abandonner au plaisir de la fiction, du romanesque, à mettre en scène sans être forcément naturaliste, à utiliser des couleurs très fortes, de manière impressionniste -je pense à Taxi Driver – ; d’autre part au cinéma chinois et taiwanais des années 2000, par exemple Yi Yi d’Edward Yang qui est un des films que j’ai le plus vus, Millenium Mambo de Hou Hsiao Hsien, des films qui racontent très bien la solitude de leurs personnages. Dans Yi Yi, ce que je trouve magnifique, c’est que ce sont des personnages en lien mais aussi extrêmement seuls. Sa façon de mettre en scène ses personnages dans la ville et leur solitude au milieu des autres m’a vraiment beaucoup marquée et m’a inspirée pour le film. Sinon d’autres cinéastes m’ont inspirée mais de manière beaucoup plus diffuse. Quand j’étais ado, j’ai vu beaucoup de films d’Hitchcock, après j’ai découvert Kieslowski. Ce sont des cinéastes qui ont une approche de thriller psychologique, assez similaire à mon film. Pour Hitchcock, j’ai été assez inspirée par sa manière de vouloir comprendre ses personnages féminins et en même temps d’en faire une énigme, ça, ça m’a beaucoup inspirée.
Vous avez besoin que ce soit stylisé et donc pas trop naturaliste, et ce qui vous intéresse aussi, ce n’est pas de dépeindre des personnages forcément positifs.
Tout à fait! Moi je ne crois pas au noir et blanc. Je crois au gris. J’aime les personnages qui sont complexes, pas du tout manichéens, qui peuvent faire de mauvaises actions. Car j’aime m’interroger sur l’humain. L’humain est fait de cette complexité-là. Cela peut nous parler à chacun de manière très intime car on ne se considère pas chacun comme tout blanc ou tout positif. Du coup, même si cette histoire de mensonge peut paraître énorme, on a tous fait un petit mensonge par volonté de plaire, désir d’être aimé et donc on peut comprendre le mécanisme qui plonge Lydia dans ce mensonge même si là, c’est énorme. Cela peut faire appel à du vécu chez le spectateur.
Ce sont des personnages qu’on peut comprendre sans chercher à les excuser.
Pour moi, il n’est pas question d’excuser les personnages. Ce n’est même pas une question que je me pose en fait. Au cinéma, ce n’est pas une question d’excuses ou de pardon. Au cinéma, on est là pour ressentir, pour vivre des émotions avec le personnage, qu’il soit bon ou mauvais. Je pense qu’on peut même ressentir de l’empathie, c’est-à-dire partager des sensations même avec un grand méchant. C’est ce que j’adore au cinéma, c’est que le cinéma doit dépasser la moralité.
Le choix des acteurs a été effectué selon quels critères? Pourquoi Hafsia Herzi? Pourquoi Alexis Manenti?
Je n’ai écrit avec aucun acteur en tête. Hafsia, quand on a pensé à elle avec la directrice de casting, très vite, j’ai pensé que c’est un choix très intéressant. J’avais vu dans ses rôles précédents la graine de ce qui pouvait être en lien avec ce film. C’est une immense actrice, je l’ai découverte dans La Graine et le mulet. Je l’ai retrouvée avec énormément de plaisir dans Tu mérites un amour. Ce que je trouvais très intéressant, c’est qu’il y avait un défi pour elle dans ce rôle. J’avais le sentiment que j’allais la déplacer légèrement car ce n’est pas un film très naturaliste comme les films précédents qu’elle a pu faire. Hafsia, je la connais dans des rôles où elle a une verve incroyable, où elle exprime énormément par les dialogues, et là, il y a le désir d’exprimer sa vérité par le silence car ce personnage ne dit jamais ce qu’il ressent, et quand elle parle, elle dit des mensonges, il fallait donc travailler sur la retenue des personnages et faire passer tout ce qu’elle ressent au spectateur. Ce travail a été très passionnant avec Hafsia, Alexis, je l’ai vu aussi dans des rôles très différents, qui expriment surtout la virilité, la masculinité, en particulier dans Les Misérables. Quand je l’ai vu en casting, il m’a surpris par sa douceur, sa pudeur. Donc j’ai eu envie de retravailler le personnage autour de lui. Le personnage avait d’autres origines ; il est devenu serbe parce que Alexis est à moitié serbe. J’ai essayé de faire une rencontre entre le personnage de fiction et la personnalité de l’acteur. C’était important que l’acteur puisse s’approprier des éléments de son personnage mais aussi qu’il soit suffisamment éloigné pour que ce soient des vrais personnages. Je disais toujours, je ne filme pas Hafsia Herzi, je ne filme pas Alexis Manenti, je filme Lydia, je filme Milos. Et il faut accomplir ce trajet de fiction.
Vous avez donc exploré la rétention et l’intériorisation du côté d’Hafsia Herzi et davantage le côté féminin de la personnalité d’Alexis Manenti.
En fait, je ne crois pas que ce soit un côté féminin. Je crois que ce peut être très masculin d’être sensible et pudique. C’est ma vision qui est plus féminine, c’est ma vision de la masculinité. Je ne crois pas qu’on puisse dire que c’est féminin pour autant.
Quel est le film que vous avez préféré récemment?
Le dernier film que j’ai vu, c’est L’Eté dernier de Catherine Breillat. J’ai vraiment beaucoup aimé le personnage féminin, aussi bien l’interprétation de Léa Drucker que la façon dont le personnage est écrit. C’est rare de voir un personnage aussi complexe et profond au cinéma. Cela m’a bluffée.
L’interprétation et la mise en scène aussi?
C’était vraiment l’interprétation, et même peut-être plus l’écriture du personnage. Dans la mise en scène, il y a des choses que j’ai appréciées et d’autres moins. J’ai trouvé que dans l’ensemble, en tout cas, la direction d’acteurs, l’écriture du personnage et l’actrice étaient extraordinaires. Ce personnage m’est resté très longtemps en tête.
Entretien réalisé par David Speranski le 2 octobre 2023.