Priscilla : le spectre de la masculinité toxique

Le dernier film de Sofia Coppola, On the Rocks, nous avait laissé un étrange arrière-goût de déception et d’insatisfaction. Dans cette comédie avec Bill Murray, elle s’essayait pour la première fois à une légèreté bienvenue, tout en laissant l’anodin infiltrer tous les étages de son cinéma. Sous couvert d’adapter Elvis et moi, l’autobiographie de Priscilla Presley, et de réaliser ainsi son premier biopic, celui de l’épouse d’une des plus grandes stars, voire LA plus grande star du rock, Elvis Presley, Sofia Coppola traite en fait le même sujet, celui de la jalousie et de la masculinité toxique, mais cette fois-ci, en touchant en plein coeur de son sujet. Avec Priscilla, elle retrouve même la délicatesse de touche qui était son signe distinctif depuis Virgin Suicides ou Lost in Translation, et un niveau de mise en scène qu’elle n’avait plus approché depuis Somewhere.

Quand Priscilla rencontre Elvis, elle est collégienne. Lui, à 24 ans, et il est déjà une star mondiale. De leur idylle secrète à leur mariage iconique, Sofia Coppola brosse le portrait de Priscilla, une adolescente qui se réveillera de son conte de fées pour prendre sa vie en main.

Par rapport à Virgin Suicides, Priscilla, plus optimiste et ouvert sur l’avenir, expose tout le chemin de maturité et de sérénité que Sofia Coppola a réussi à parcourir.

Chez Sofia Coppola, les héroïnes sont souvent enfermées, tristes fleurs esseulées manquant d’air (l’asphyxie, maître-mot d’une des séquences les plus significatives de Virgin Suicides, son chef-d’oeuvre inaugural) et d’espace. Comme les soeurs Lisbon captives de leur maison, Charlotte dans sa chambre d’hôtel à Tokyo, Marie-Antoinette dans son château à Versailles, Priscilla Beaulieu reproduit le comportement de ses soeurs de fiction, Elle quitte le cocon protecteur de sa famille pour se réfugier dans une autre prison, Graceland, vaste propriété d’Elvis Presley, sur la foi d’un coup de foudre amoureux.

Sofia Coppola sait parfaitement qu’un biopic l’a précédée récemment, Elvis de Baz Lurhmann, où le King du rock était dépeint comme un naïf dépassé par l’ampleur de son talent, et exploité sans vergogne ni scrupules par le Colonel Parker. En toute conscience, elle a décidé de nous raconter une toute autre histoire, en effectuant des choix radicaux : en ne filmant jamais le Colonel Parker (cité seulement lors de conversations téléphoniques) et en laissant donc Elvis sous le poids de sa seule responsabilité ; en recentrant le récit autour du point de vue de Priscilla, de sa rencontre avec le King jusqu’à son départ de Graceland ; en ne montrant (presque) jamais Elvis chanter, jouer ou danser, donc en le privant de ses oripeaux et de son prestige de star ; en engageant surtout Jacob Elordi pour sa prestation de quasi-psychopathe dans Euphoria, contrastant fortement avec le côté bonasse de Austin Butler, victime de son destin.

En effet, Jacob Elordi ne se complait pas dans le jeu de la ressemblance avec un Elvis, à qui il ne ressemble guère, mais son choix accentue l’aspect de masculinité toxique que Sofia Coppola a voulu démontrer dans son film. Sofia Coppola joue de l’accentuation de la différence de taille entre ses deux acteurs principaux (45 cm alors que seulement 17 cm séparaient les vrais Elvis et Priscilla) pour représenter le système de domination masculine mis en place autour d’Elvis, pour satisfaire tous ses souhaits, désirs et caprices.

Tout commence pourtant comme un conte de fées : en Allemagne, Priscilla rencontre Elvis, son idole, c’est le coup de foudre, ils vont finir par habiter ensemble. Seul hic, Priscilla a 14 ans, alors qu’Elvis en a dix de plus. Même si le soupçon pédophile est assez rapidement écarté, le spectateur peut s’interroger sur le choix bizarre d’Elvis d’élire une adolescente de 14 ans comme compagne, alors qu’en tant que sex-symbol mondial, il n’a qu’à se pencher pour ramasser des fans éplorées. Le film répondra tacitement à cette interrogation.

La vie est pourtant un conte de fées. Le prince charmant tient toutes ses promesses et reste en contact avec la jeune Priscilla, même s’il est rentré aux Etats-Unis. Il ne peut l’oublier et la convainc de le rejoindre dans sa propriété de Graceland, conçue pour sa mère défunte, Gladys. Il demeure extrêmement respectueux et pendant six ans, n’aura pas de rapports sexuels avec sa bien-aimée. Mais Elvis finit par fendre l’armure et montrer son vrai visage, lorsqu’à l’occasion d’un essayage de vêtements, il imposera ses desiderata, au détriment de ceux de sa fiancée qu’il est censé pourtant adorer.

A partir de là, Sofia Coppola radiographiera le spectre de la masculinité toxique (Elvis n’est pas seulement autoritaire, infidèle en trompant de manière éhontée son épouse avec Nancy Sinatra ou Ann Margret, drogué aux amphétamines et aux somnifères, mais aussi violent, menteur et dissimulateur) et l’anatomie d’un couple, rejoignant des préoccupations très actuelles, vues chez Justine Triet ou Valérie Donzelli. On connaît le talent étincelant de Sofia Coppola en directrice d’actrices, ayant révélé Kirsten Dunst, Scarlett Johansson ou Elle Fanning. C’est encore le cas ici, avec Cailee Spaeny, étonnante découverte, Prix d’interprétation féminine à Venise, tout aussi crédible en adolescente de 14 ans qu’en femme épanouie de 35, Sofia Coppola procède par petites touches impressionnistes, et non par grandes séquences spectaculaires, pour décrire, pas à pas, l’évolution de cette jeune femme qui aura l’audace de se rebeller et de prendre en main son destin. Certes ce film n’est donc pas vraiment destiné aux fans d’Elvis qui n’auront guère de chansons de lui à écouter (la bande-son est élaborée avec soin par le groupe Phoenix à partir de chansons de l’époque, en particulier de « girls groups » de Phil Spector) mais verront au contraire leur idole représentée en mari adultère sans scrupules et en symbole du mâle toxique. Il fallait oser s’attaquer ainsi à un des mythes fondateurs du rock. En revanche, ce que montre Priscilla, de manière pointilliste et subtile, c’est l’émancipation d’une femme, ainsi que son combat pour se délivrer des prisons qui l’étouffent, et pour devenir enfin libre, ce que signifie la dernière séquence du film, Priscilla roulant en voiture vers son destin, sur fond de « I will always love you », par Dolly Parton. En un sens, par rapport à Virgin Suicides, Priscilla, plus optimiste et ouvert sur l’avenir, expose tout le chemin de maturité et de sérénité que Sofia Coppola a réussi à parcourir.

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RÉALISATEUR : Sofia Coppola 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : biopic, romance
AVEC : Cailee Spaeny, Jacob Elordi 
DURÉE : 1h50 
DISTRIBUTEUR : ARP Sélection 
SORTIE LE 3 janvier 2023