Au cinquantième anniversaire des César, le mot d’ordre, lancé par Vincent Macaigne, consistait à rechercher la légèreté en dépit de la gravité et de la pesanteur ambiantes. Lors de la 97ème cérémonie des Oscars, hier soir, on avait l’impression que cette légèreté était d’ores et déjà atteinte. On s’attendait à des allusions plus ou moins directes à l’actualité, y compris des attaques à l’égard du nouveau Maître du monde. Elles furent peu nombreuses : citons l’intervention conjointe de Whoopi Goldberg et Oprah Winfrey qui ne cachèrent guère leur mépris envers Trump, Daryl Hannah qui afficha ouvertement son soutien à l’Ukraine, les réalisateurs Yuval Abraham, Basel Adra, Hamdan Ballal, Rachel Szor de No other land qui invitèrent « le monde à prendre des mesures sérieuses pour mettre fin à l’injustice et au nettoyage ethnique du peuple palestinien. » ou Adrien Brody stigmatisant l’intolérance et l’antisémitisme virulent à l’égard des ressortissants du peuple juif. Pourtant, comme enrobées entre de larges couches de séquences musicales et de distribution de prix, ces interventions isolées semblaient anesthésiées, comme si la bulle hollywoodienne recouvrait toutes les indignations, y compris celles aussi concernant l’oubli étonnant d’Alain Delon, Bertrand Blier, Shannen Doherty et Michelle Trachtenberg, lors de la séquence traditionnelle In Memoriam de nos chers disparus du cinéma.
Cette année, contrairement à l’année dernière qui bénéficiait d’un favori évident, Oppenheimer de Christopher Nolan, au moins cinq films sur les dix nommés pouvaient prétendre à la récompense suprême, l’Oscar du meilleur film : Emilia Pérez, The Brutalist, Conclave, Anora, Un Parfait inconnu. Chaque semaine ou presque, depuis l’ouverture de la période pré-Oscars, via la cérémonie des Golden Globes, un film différent prenait la tête de la course, en tant que nouveau favori potentiel. Nous vécûmes la polémique désormais fameuse sur les tweets de Karla Sofía Gascón, – prétexte de blagues ne prêtant guère à conséquences de Conan O’Brian, l’animateur de la soirée des Oscars -, celle sur l’utilisation de l’IA pour perfectionner l’accent hongrois des acteurs de The Brutalist, etc. Finalement, suite à la chute inéluctable d’Emilia Pérez, le duel entre les trois favoris tourna court assez rapidement, dès qu’Anora s’empara de l’Oscar du scénario original. Conclave, le souffle aussi court que celui du Pape François, abandonna la course dès l’obtention de l’Oscar de la meilleure adaptation, laissant The Brutalist jouer le rôle du seul challenger d’Anora. Pourtant le film de Brady Corbet, en dépit de ses trois récompenses (meilleure photographie, meilleure musique, meilleur acteur), ne fut jamais en position de menacer l’hégémonie d’Anora.
Le film de Sean Baker réussit ainsi une performance rare, remporter à la fois la Palme d’or et l’Oscar du meilleur film, ce qui n’a été accompli que trois fois auparavant par les films suivants, Le Poison de Billy Wilder (mais le Grand Prix, ancien nom de la Palme d’or, a été décerné en 1946 à 11 films), Marty de Delbert Mann (film très anodin ayant mal vieilli) et surtout Parasite de Bong Joon-ho en 2020. Depuis 2020, on assiste donc à un rapprochement de plus en plus évident entre Cannes et Hollywood, l’accueil des films à Cannes pavant une voie royale pour de possibles Oscars. Sean Baker accomplit surtout une prouesse exceptionnelle, en véritable homme-orchestre du cinéma, en remportant quatre Oscars à lui tout seul, comme scénariste, monteur, réalisateur et producteur. Sur 6 nominations, Anora en a transformé 5, le contraire absolu d’Emilia Perez (de 13 nominations à 2 prix) ou The Brutalist (de 10 nominations à 3 prix), manière de montrer de façon lapidaire que le nombre de nominations n’est pas forcément significatif.
Malgré les 4 Oscars glanés par la représentation française (2 pour Emilia Pérez, 1 pour The Substance pour ses coiffures et maquillages, 1 pour Flow, coproduction française, Oscar du meilleur film d’animation), la moisson s’avère bien moins prometteuse que prévu. Emilia Pérez, plombé par les tweets de Karla Sofía Gascón, une diffusion limitée aux Etats-Unis sur la plateforme Netflix, et une polémique supplémentaire sur la représentation soi-disant caricaturale du Mexique, sauve l’honneur avec deux récompenses (meilleur second rôle féminin pour Zoe Saldaña et meilleure chanson). Aurait-il fait beaucoup mieux sans ce qui, objectivement, jouait contre son succès? On ne le saura jamais. Seule Camille semble avoir mis du baume au coeur de tous les supporters du film, en entonnant un joyeux « oouh oouh« , clin d’oeil à Sympathy for the Devil des Rolling Stones, en se voyant remettre le prix de la meilleure chanson par un Mick Jagger toujours fringant, en dépit de ses 80 ans, Elle poursuivit en chantant a capella un mélancolique et vibrant « Emilia, Emilia« , qui émut sans nul doute les admirateurs du film.
Les principales surprises concernent malheureusement d’un côté l’Oscar du meilleur film international, échappant à Emilia Pérez et célébrant le beau et émouvant film brésilien, Je suis toujours là, de Walter Salles ; et surtout de l’autre, The Substance : Coralie Fargeat passe ainsi à côté de l’Oscar du scénario original qui couronne Anora et plus étonnant encore, pour l’Oscar de la meilleure actrice, Demi Moore, la grande favorite, se voit supplanter dans une sorte de remake live de The Substance par Mikey Madison, sa rivale plus jeune d’une quarantaine d’années. Les Oscars se sont montrés décidément bien cruels en faisant ainsi confirmer par la vie le message du film sur le jeunisme imposé. Pourtant, si l’on considère les lauréates des quinze dernières années, une dizaine relève davantage de l’âge mûr (Cate Blanchett, Michelle Yeoh, Frances McDormand, Jessica Chastain, Sandra Bullock, Renee Zellweger, Meryl Streep, Julianne Moore, Olivia Colman) que des jeunes pousses (Jennifer Lawrence, Brie Larson, Emma Stone). Demi Moore a en fait surtout manqué de chance en tombant sur l’année où Anora était porté par une vague irrésistible. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, elle n’a pas cillé, continuant à applaudir vaillamment, et n’a pas souhaité afficher sa déception qui devait être pourtant immense. On espère qu’elle s’en remettra.
Si l’on s’intéresse aux méandres du destin, l’on constatera que la déroute d’Emilia Pérez a empêché pour la 22ème année consécutive la France de remporter l’Oscar du meilleur film international. Tous les signaux étaient pourtant au vert mais la malédiction du signe indien qui frappe la France n’a pas été vaincue. De plus, Fernanda Torres, l’actrice remarquable de Je suis toujours là, a été nommée 27 ans plus tard dans la même catégorie, celle de la meilleure actrice, que sa mère, Fernanda Montenegro et comme elle, a perdu face à une jeune actrice (Mikey Madison, en lieu et place de Gwyneth Paltrow). Enfin, étrangement, Demi Moore qui a connu le plus haut pic commercial de sa carrière avec Striptease, en devenant l’actrice la mieux payée d’Hollywood, est battue cette année par une actrice interprétant, paradoxe du destin, une…strip-teaseuse.
Les préjugés ont la vie dure. On croyait l’Académie des Oscars coincée et puritaine, davantage encline à privilégier des oeuvres « respectables » comme Conclave, plutôt que des films affranchis des contraintes de la morale bien-pensante. Or en 1970, l’Académie avait déjà couronné Macadam Cowboy qui traitait de la prostitution homosexuelle. Le fait de célébrer Anora permet à Hollywood de s’aligner (définitivement?) sur le cinéma indépendant et les films à petit budget (par exemple, 6 millions de dollars pour Anora) et de prendre la défense inattendue des travailleuses du sexe. Ce n’est pas le dernier paradoxe d’une Académie toujours prête à évoluer et à se renouveler. « Longue vie au cinéma indépendant! « , comme s’est exclamé Sean Baker.
Le palmarès de la 97e édition des Oscars :
Meilleur film
Anora – Alex Coco, Samantha Quan et Sean Baker (producteurs) – VAINQUEUR
The Brutalist – Nick Gordon, Brian Young, Andrew Morrison, D.J. Gugenheim et Brady Corbet (producteurs)
Un Parfait Inconnu – Fred Berger, James Mangold et Alex Heineman (producteurs)
Conclave – Tessa Ross, Juliette Howell et Michael A. Jackman (producteurs)
Dune, deuxième partie – Mary Parent, Cale Boyter, Tanya Lapointe et Denis Villeneuve (producteurs)
Emilia Pérez – Pascal Caucheteux et Jacques Audiard (producteurs)
I’m Still Here – Maria Carlota Bruno et Rodrigo Teixeira (producteurs)
Nickel Boys – Dede Gardner, Jeremy Kleiner et Joslyn Barnes (producteurs)
The Substance – Coralie Fargeat et Tim Bevan & Eric Fellner (producteurs)
Wicked – Marc Platt (producteur)
Meilleure actrice
Mikey Madison – Anora – VAINQUEUR
Cynthia Erivo – Wicked
Karla Sofía Gascón – Emilia Pérez
Demi Moore – The Substance
Fernanda Torres – I’m Still Here
Meilleur réalisateur
Sean Baker – Anora – VAINQUEUR
Brady Corbet – The Brutalist
James Mangold – Un Parfait Inconnu
Jacques Audiard – Emilia Pérez
Coralie Fargeat – The Substance
Meilleur acteur
Adrien Brody – The Brutalist – VAINQUEUR
Timothée Chalamet – Un Parfait Inconnu
Ralph Fiennes – Conclave
Sebastian Stan – The Apprentice
Meilleure musique de film
The Brutalist – Daniel Blumberg – VAINQUEUR
Emilia Pérez – Clément Ducol et Camille
Conclave – Volker Bertelmann
Wicked – John Powell et Stephen Schwartz
Le Robot Sauvage – Kris Bowers
Meilleur film international
I’m Still Here – Brésil – VAINQUEUR
La Jeune Femme à l’aiguille – Danemark
Emilia Pérez – France
Les Graines du figuier sauvage – Iran
Flow – Lettonie
Meilleure photographie
The Brutalist – Lol Crawley – VAINQUEUR
Dune, deuxième partie – Greig Fraser
Emilia Pérez – Paul Guilhaume
Maria – Ed Lachman
Nosferatu – Jarin Blaschke
Meilleur court métrage (prises de vues réelles)
I’m Not A Robot – Victoria Warmerdam et Trent – VAINQUEUR
A Lien – Sam Cutler-Kreutz et David Cutler-Kreutz
Anuja – Adam J. Graves et Suchitra Mattai
The Last Ranger – Cindy Lee et Darwin Shaw
The Man Who Could Not Remain Silent – Nebojša Slijepčević et Danijel Pek
Meilleurs effets visuels
Dune, deuxième partie – Paul Lambert, Stephen James, Rhys Salcombe et Gerd Nefzer – VAINQUEUR
Alien : Romulus – Eric Barba, Nelson Sepulveda-Fauser, Daniel Macarin et Shane Mahan
Better Man – Luke Millar, David Clayton, Keith Herft et Peter Stubbs
La Planète des singes : Le Nouveau Royaume – Erik Winquist, Stephen Unterfranz, Paul Story et Rodney Burke
Wicked – Pablo Helman, Jonathan Fawkner, David Shirk et Paul Corbould
Meilleur mixage de son
Dune, deuxième partie – Gareth John, Richard King, Ron Bartlett et Doug Hemphill – VAINQUEUR
Un Parfait Inconnu – Tod A. Maitland, Donald Sylvester, Ted Caplan, Paul Massey et David Giammarco
Emilia Pérez – Erwan Kerzanet, Aymeric Devoldère, Maxence Dussère, Cyril Holtz et Niels Barletta
Wicked – Simon Hayes, Nancy Nugent Title, Jack Dolman, Andy Nelson et John Marquis
Le Robot sauvage – Randy Thom, Brian Chumney, Gary A. Rizzo et Leff Lefferts
Meilleur film documentaire
No Other Land – Basel Adra, Rachel Szor, Hamdan Ballal et Yuval Abraham VAINQUEUR
Black Box – Shiori Ito, Eric Nyari et Hanna Aqvilin
Porcelain War – Brendan Bellomo, Slava Leontyev, Aniela Sidorska et Paula DuPre’ Pesmen
Soundtrack to a Coup d’État – Johan Grimonprez, Daan Milius et Rémi Grellety
Sugarcane – Julian Brave NoiseCat, Emily Kassie et Kellen Quinn
Meilleur court métrage documentaire
The Only Girl in the Orchestra – Molly O’Brien et Lisa Remington – VAINQUEUR
Death by numbers – Kim A. Snyder et Janique L. Robillard
I am Ready, Warden – Smriti Mundhra et Maya Gnyp
Incident – Bill Morrison et Jamie Kalven
Instruments of a beating heart – Ema Ryan Yamazaki et Eric Nyari
Meilleure chanson originale
El Mal – Emilia Pérez – VAINQUEUR
The Journey – The Six Triple Eight
Like A Bird – Sing Sing
Mi Camino – Emilia Pérez
Never Too Late – Elton John : Never Too Late
Meilleurs décors
Wicked – Nathan Crowley et Lee Sandales – VAINQUEUR
The Brutalist – Judy Becker et Patricia Cuccia
Conclave – Suzie Davies et Cynthia Sleiter
Dune, deuxième partie – Patrice Vermette et Shane Vieau
Nosferatu – Craig Lathrop et Beatrice Brentnerová
Meilleure actrice dans un second rôle
Zoe Saldaña – Emilia Pérez – VAINQUEUR
Monica Barbaro – Un Parfait Inconnu
Ariana Grande – Wicked
Felicity Jones – The Brutalist
Isabella Rossellini – Conclave
Meilleur montage
Anora – Sean Baker – VAINQUEUR
The Brutalist – David Jancso
Conclave – Nick Emerson
Emilia Pérez – Juliette Welfling
Wicked – Myron Kerstein
Meilleurs maquillages et coiffures
The Substance – Pierre-Olivier Persin, Stéphanie Guillon et Marilyne Scarselli – VAINQUEUR
A Different Man – Mike Marino, David Presto et Crystal Jurado
Emila Pérez – Julia Floch Carbonel, Emmanuel Janvier et Jean-Christophe Spadaccini
Nosferatu – David White, Traci Loader et Suzanne StokesMunton
Wicked – Frances Hannon, Laura Blount et Sarah Nuth
Meilleur scénario adapté
Conclave – Peter Straughan – VAINQUEUR
Un Parfait Inconnu – James Mangold et Jay Cocks
Emilia Pérez – Jacques Audiard avec Thomas Bidegain, Léa Mysius et Nicolas Livecchi
Nickel Boys – RaMell Ross et Joslyn Barnes
Sing Sing – Clint Bentley et Greg Kwedar
Meilleur scénario original
Anora – Sean Baker – VAINQUEUR
The Brutalist – Brady Corbet et Mona Fastvold
A Real Pain – Jesse Eisenberg
September 5 – Moritz Binder et Tim Fehlbaum, coécrit par Alex David
The Substance – Coralie Fargeat
Meilleure création de costumes
Wicked – Paul Tazewell – VAINQUEUR
Un Parfait Inconnu – Arianne Phillips
Conclave – Lisy Christl
Gladiator 2 – Janty Yates et Dave Crossman
Nosferatu – Linda Muir
Meilleur court métrage d’animation
In The Shadow of the Cypress – Shirin Sohani et Hossein Molayemi – VAINQUEUR
Beautiful Men – Nicolas Keppens et Brecht Van Elslande
Magic Candies – Daisuke Nishio et Takashi Washio
Wander to Wonder – Nina Gantz et Stienette Bosklopper
Beurk ! – Loïc Espuche et Juliette Marquet
Meilleur film d’animation
Flow – Gints Zilbalodis, Matīss Kaža, Ron Dyens et Gregory Zalcman – VAINQUEUR
Vice-versa 2 – Kelsey Mann et Mark Nielsen
Mémoires d’un escargot – Adam Elliot et Liz Kearney
Wallace et Gromit : La palme de la vengeance – Nick Park, Merlin Crossingham et Richard Beek
Le Robot Sauvage – Chris Sanders et Jeff Hermann
Meilleur acteur dans un second rôle
Kieran Culkin – A Real Pain – VAINQUEUR
Yura Borisov – Anora
Edward Norton – Un Parfait Inconnu
Guy Pearce – The Brutalist
Jeremy Strong – The Apprentice