Napoléon : Waterloo pour un soldat amoureux

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Napoléon de Ridley Scott suscite fortement la curiosité de trois publics distincts qui peuvent néanmoins parfois se confondre : le grand public, amateur de grand spectacle et sensible au sens épique de Ridley Scott, démontré dans nombre de ses productions antérieures (Gladiator, Kingdom of Heaven, Exodus : Gods and Kings ou plus récemment Le Dernier Duel) ; les admirateurs de l’Empereur, souvent férus de grande Histoire, et parfois regroupés dans des associations de fans (dont la fameuse Fondation Napoléon) ; les cinéphiles qui se souviennent du Napoléon d’Abel Gance et de celui apparaissant dans les films de Serguei Bondartchouk (dont Guerre et Paix ressortant la même semaine), et de l’ombre du projet avorté de Stanley Kubrick. qui se disent que le personnage de Napoléon donne parfois lieu à des films pharaoniques qui outrepassent les limites et qui marquent l’histoire du cinéma. Est-ce vraiment le cas du film de Ridley Scott?

Fresque spectaculaire, Napoléon s’attache à l’ascension et à la chute de l’Empereur Napoléon Bonaparte. Le film retrace la conquête acharnée du pouvoir par Bonaparte à travers le prisme de ses rapports passionnels et tourmentés avec Joséphine, le grand amour de sa vie.

Ridley Scott semble se complaire à synthétiser les aspects les plus ordinaires et sordides de Napoléon, afin de ruiner complètement sa figure historique : soldat rustre, dictateur sanguinaire, amoureux transi.

Evacuons d’emblée les mauvais procès : le Napoléon de Ridley Scott ne s’attache pas de manière méticuleuse à la vérité historique mais peu importe. Alexandre Dumas avait déjà déclaré qu’« on pouvait violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants » . Des historiens scrupuleux ont déjà signalé les erreurs historiques plus ou moins volontaires de cette version Ridley Scott, dont les plus choquantes : Napoléon assistant en 1793 à la décapitation de Marie-Antoinette, afin de signifier qu’il est le descendant de la Terreur ; Napoléon tirant des boulets de canon sur les Pyramides d’Egypte….Il ne faut donc pas s’attendre en voyant Napoléon à un cours d’histoire en bonne et due forme mais à une vision fantasmatique du personnage, extraite du cerveau de Ridley Scott. Des historiens compréhensifs l’ont déjà admis.

La question n’est donc pas là. Que Scott se soit montré (ou pas) conforme à la vérité historique est presque superfétatoire. Le sujet est bien plutôt de s’interroger sur sa vision du personnage et surtout du résultat esthétique que sa conception a produit. L’Empereur est sans doute, avec Jeanne d’Arc, le personnage historique le plus représenté au cinéma, avec «  plus de 700 apparitions de Napoléon sur le grand écran […] et à peu près 350 à la télévision » (Antoine de Baecque). Si l’on écarte les représentations anecdotiques, surtout télévisuelles, il reste principalement trois représentations cinématographiques marquantes : celle d’Abel Gance (son Napoléon pharaonique et innovateur, Austerlitz), de Sacha Guitry (toute la partie historique de l’oeuvre et plus particulièrement Napoléon), et les films de Serguei Bondartchouk (Guerre et Paix, Waterloo).

Par rapport à ces glorieux prédécesseurs, Ridley Scott se distingue de deux manières : 1) en n’ayant aucune admiration particulière pour Napoléon qui est portraituré comme un soldat malhabile et un peu rustre, bénéficiant de coups de chance réguliers. Scott va même beaucoup plus loin en le décrivant comme un ogre sanguinaire, comparable à Hitler ou Staline, (voire à Poutine?) cf. le nombre de morts comptabilisés au générique de fin. On ne verra donc pas ici comment Napoléon a modernisé d’une certaine manière la société française, d’un point de vue financier, juridique et sociétal. En visionnant des batailles brouillonnes, on ne comprendra guère non plus ici le génie stratégique et militaire du personnage. 2) Le point nodal du film est d’expliquer la soif de pouvoir et de conquêtes de Napoléon par sa passion tourmentée pour Joséphine de Beauharnais. Mais alors que, en réalité, Napoléon était fasciné et dominé par l’expérience de Joséphine, plus âgée, Scott transforme cette histoire d’amour en banale histoire de jalousie amoureuse et sexuelle, en inversant le rapport d’âge, car Vanessa Kirby paraît dix à quinze ans de moins que Joaquin Phoenix. Une Nicole Kidman aurait davantage transcendé la relation.

De cette vision, il ressort une vision extrêmement réductrice du personnage, qu’on aime ou pas Napoléon. Il faudra plutôt regarder les films de Guitry pour avoir une idée plus juste du legs politique, social et juridique de Napoléon. De même, il sera préférable de se reporter aux films de Gance et Bondartchouk pour se faire une idée de son talent militaire (quoique Bondartchouk le montre dans ses échecs les plus cuisants, Borodino et Waterloo). Seules les batailles d’Austerlitz (largement exploitée dans la bande-annonce du film) et de Waterloo suscitent un quelconque intérêt dans la version Ridley Scott ; pour le reste, on assiste à une suite d’épisodes militaires sagement chapitrés et datés, et dépourvus de passion et de vie, donnant l’impression d’une compilation d’Histoire pour les Nuls. Pour être juste, signalons que l’incendie de Moscou est l’une des rares séquences à engendrer une véritable émotion ; le reste semble être une succession d’images d’Epinal dévitalisées. Ridley Scott semble se complaire à synthétiser les aspects les plus ordinaires et sordides de Napoléon, afin de ruiner complètement sa figure historique : soldat rustre, dictateur sanguinaire, amoureux transi.

En bâtissant son film sur une alternance entre banales scènes de salon et bruyantes scènes de bataille, Ridley Scott fait de Napoléon une figure presque anecdotique, éteinte, effacée, atone comme la lecture compassée de la correspondance échangée entre Napoléon et Joséphine. En revanche, ce qui est possible, c’est que ce vingt-huitième film de Ridley Scott pâtit de son montage, réduisant un film-fleuve de 4h30 à 2h38. Il paraîtrait que, dans la version longue, une place beaucoup plus importante est accordée au personnage de Joséphine qui apparaît ici davantage comme un faire-valoir qu’une protagoniste de même niveau.

Néanmoins les deux heures supplémentaires qui seront probablement diffusées dans un avenir proche sur Apple TV+ transmuteront-elles la boue en or? Cela apparaît douteux. Car Napoléon permet de jeter un regard assez équitable sur l’oeuvre de Ridley Scott, ce nouveau film bouclant quasiment la boucle avec Duellistes, son premier film sur fond de guerres napoléoniennes. Hormis quelques films très marquants en début de carrière (Alien, Blade Runner, voire Gladiator), Ridley Scott est bien davantage un « filmmaker », un faiseur de films qu’un véritable auteur. Il peut parfois se trouver au diapason d’un excellent scénario (Thelma et Louise, le décrié Cartel) mais enchaîne surtout les films, sans discontinuer, mais sans s’investir émotionnellement pour autant. Après Napoléon, il poursuivra avec Gladiator 2, un western, un film sur Charlemagne, etc. Alors que Napoléon était un sujet en or qui aurait pu lui permettre d’atteindre de nouveaux sommets, Ridley Scott en a fait un biopic terne, manquant de souffle et de lyrisme. On soupire en pensant à Kubrick qui a renoncé à ce projet, ne pouvant le faire financer et échouant à rendre compte de toutes les dimensions du personnage. Ridley Scott n’a décidément pas de chance avec les personnages historiques ou mythiques, cf. 1492 ou Exodus, où il livrait déjà une copie sage et impersonnelle. En bon suiveur de Kubrick, cherchant à exceller dans tous les genres et registres possibles, refaisant souvent ce qui a déjà été fait par d’autres avant lui (exemples flagrants, American gangster, Robin des bois), Scott a repris le projet mais s’est contenté, en faiseur, de ne fournir que l’ombre du film qu’il aurait pu faire. La veille de la projection de presse de Napoléon, Michel Ciment s’est éteint, transformant sa disparition en critique magistrale de ce film que son ami Stanley aurait rêvé de réaliser.

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RÉALISATEUR : Ridley Scott 
NATIONALITÉ :  anglo-américaine 
GENRE : biopic, historique, aventure, guerre  
AVEC : Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby
DURÉE : 2h38 
DISTRIBUTEUR : Sony Pictures Releasing France 
SORTIE LE 22 novembre 2023