1983 : Jackie Quartz chantait « Juste une mise au point« , titre que l’on peut reprendre à plusieurs niveaux dans ou hors de la diégèse de ce premier long métrage de Jimmy Laporal-Tresor : Les Rascals. C’est d’abord entre Rudy, un jeune Antillais, et Ahmed, son concurrent arabe près de la cité d’une banlieue pauvre parisienne, que la mise au point (la prise de pouvoir) s’impose, dans les années 77 (sous l’ère Giscard d’Estaing en France), alors que chacun suit sa petite bande de copains, et alors qu’on ne peut marcher sur les platebandes de l’autre (ce sont (pourtant) des enfants). La mise au point se poursuit dans un parking désaffecté qui sert aux punks (déjà un peu violents) à se retrouver : après la course- poursuite, les deux enfants y finissent de se mettre sur la gueule devant un futur roi du smurf sauf que sur ce territoire, le conflit appartient aux punks. À les séparer, l’un d’eux, Lucky, reçoit un « enculé » collectif qui lui fait péter littéralement un plomb jusqu’à accabler de coups la tête et le corps du « bicot ».
La violence est une question de territoire, de différence, selon qu’on en possède les pouvoirs, une question d’autorité et d’irrespect, selon qu’on en reçoive les marques.
1984 (sous l’ère Mitterrand avec une dizaine de députes du Front national qui entreront à l’Assemblée nationale !), quelque ellipse après, d’autres bandes – c’est récemment Steven Spielberg qui les a remises à l’honneur dans son West Side Story –, se sont formées dont les cinq Rascals que l’on reconnaît et identifie (facilement) parce qu’ils ont cousu leur identité sur leur blouson teddy bleu, une bande à laquelle les deux devenus inséparables, Rudy et feu Ahmed dit à présent « Rico », ce dernier est le chef de ce qui deviendra un gang [constitué d’un costaud, dit Mandale, d’un blanc sec dit Boboche, de Sovann, un réfugié d’origine asiatique], d’abord montré comme les T-Birds de Grease (Randal Kleiser). En parallèle de ces ados, aux origines diversifiées, qui font leur petite loi, les Boneheads, eux, ont commencé de se rallier au mouvement d’extrême-droite, skins au chant nazi, crâne rasé, quand des mêmes, plus proprets dont des enseignants, sans la culture alternative, font une fac de droit (Assas) et enrôlent les étudiants à penser lutte contre l’immigration via le GUD (Groupe Union Défense)… Lorsqu’un mauvais hasard fait se retrouver Rico et Lucky, assagi, devenu disquaire chez qui sa sœur Frédérique est venu étudier, le retour de bâton ne se fait pas attendre : la vengeance personnelle de Rudy envoie en aller simple l’ex-punk qu’il roue de coups en réponse à leur baston originelle à l’hôpital, ce que l’on voit principalement à travers les yeux effarés de Frédérique cachée derrière le magasin. La violence est une question d’expérience personnelle, de trauma et de souvenirs, quand elle n’en est pas une de propagande, politique de préférence (!). Alors que les enrôlés fascistes trouvent trop mou le discours lepéniste (père) et fracassent du communiste collant ses affiches, les concerts finissent en pogo quand ce ne sont pas des réunions propagandistes dans les murs de la faculté ou des retrouvailles ritualisées dans des souterrains parisiens illuminés aux bougies, qui finissent généralement dans des chasses à l’homme « bougnoul » ou black, avec l’aide de la police qui protège scrupuleusement ces blancs. Un autre mauvais hasard fera rencontrer à Adam (quel drôle de prénom !) Frédérique alors qu’elle ne se remet pas du traumatisme d’avoir vu son frère se faire battre jusqu’au sang : seule, fragilisée, naïve, elle sera littéralement captivée par l’homme et le mouvement – au désespoir de son antifasciste de frère – : on ne se situe pas loin du processus vécu par l’Helen du Crash de David Cronenberg ou même de l’Alexia du Titane de Julia Ducournau : « Grave » [sic] sera le sort qui lui sera dévolu entre mort et mise à mort, prise qu’elle est d’une soif de vengeance comme de réparation. Dans le même temps, le second personnage féminin, la Mère Courage de la famille antillaise décomposée, elle a déjà un fils en prison, tente de protéger leur Mitch, son neveu prodige qui doit intégrer le lycée mais est tout autant attiré par le monde de la violence, s’acharnera sur Rudy, lui qui n’a pas étudié, n’a pas de travail, file un trop mauvais coton, et devient sa tête de Turc. Mise au point maternelle après la fraternelle. La violence n’est pas une question de classe, capable d’émerger chez les plus démunis comme chez les plus cultivés, et par elle le racisme et le fascisme, elle n’est pas non plus une question de genre. Si les deux seules femmes sont montrées comme sensibles (émotive pour la plus jeune Frédérique ou colérique pour la vieille mère désabusée), leur violence intérieure explose comme une bombe, auprès de l’autre (et ici l’homme), familier ou anonyme, jusqu’à le tuer physiquement ou moralement. La violence ne pose plus la question de son origine lorsqu’elle est systémique, ni de son bien-fondé lorsqu’elle est structurelle. La violence est le symbole d’individus qui se meurent, et d’une société qui se met à mort…
La violence est une question d’expérience personnelle, de trauma et de souvenirs, quand elle n’en est pas une de propagande, politique de préférence (!).
Les Rascals fait le portrait de la violence elle-même, devenue le personnage principal du film, en abordant ses causes comme ses conséquences, à travers une reconstitution presque parfaite de ces années où s’arrêteront l’insouciance et l’innocence des héros. Accompagnée par une extraordinaire musique composée par un groupe de blues créole Delgres, complétée par des rythmes divers (rock, punk, blues dont ceux de La Souris déglinguée), le film consiste en une mise (au point ?) fonctionnant comme un coup (de poing), venus faire le tableau de la société de la fin des années 70 à la fin des années 80, et le portrait de jeunes d’origines et de classes diverses, pour qui la violence semble être la seule issue à leur désespoir (respectif, fondé ou infondé). On a osé parler d’une période bon enfant ?! À l’époque, le Front National augmentait ses scores à 11 % quand il se trouve aujourd’hui à 41 %, parce que la violence est une question de fabrique… politique. Pourtant c’est sous la présidence de François Mitterrand qu’est votée la loi contre la peine de mort – que d’aucuns regrettent. Jimmy Laporal-Tresor dresse le portrait d’une société qui, dans une période donnée, est rendue féconde à construire des xénophobies : sont bien campés les personnages de tous les jeunes gens qui cherchent à être dignes d’intérêt ou ne supportent plus le sentiment d’abandon, ces êtres issus de l’immigration ou laissés sur le bord de la route, ces êtres, généralement les mêmes, issus de milieux sociaux défavorisés et qui, vivant avec l’idée que jamais ils ne seront considérés autrement que comme des étrangers, cherchent à recréer, au sein d’origines regroupées, une nouvelle hiérarchie reposant sur leurs forces alliées et leur gang. Pour ce faire, le récit s’attache à différents types de relations : au sein d’une famille, dans une amitié, à travers une relation de type amoureuse (et névrotique), entre gens d’un même (et meilleur) milieu. Il y a beaucoup d’adresse dans ce premier long métrage, inaccusable dans ses intentions, même si l’esthétique du film – le choix des actrices et acteurs à travers leur direction et leur gestuelle – est placée du côté du propre, du beau, du raisonnable. Pourtant comment expliquer le malaise qui survient à l’heure où les électrices et électeurs français votent le capitalisme économique contre l’extrémisme discriminant ? Pourquoi vouloir dresser le tableau d’une époque, dont les types, s’ils ont globalement évolué, sont pour certains révolus, ou leurs discours, comme ceux des partis politiques, se sont adoucis, qui montrent des Arabes se venger, des noirs tuer, des policiers protéger lesdites victimes, des blancs prôner une politique sécuritaire, des femmes autant violentes que leurs homonymes masculins – ô comble de la modernité cinématographique – dans une époque – 40 ans plus tard – où les mêmes problèmes se (re)posent et dans laquelle d’aucuns se replient sur eux-mêmes, par peur, par manque, par frustration, par déterminisme ?
La violence n’est pas une question de classe, capable d’émerger chez les plus démunis comme chez les plus cultivés, et par elle le racisme et le fascisme. Elle n’est pas ici non plus une question de genre.
S’il est bien question d’une comédie humaine, politique et médiatique – toutes deux capables de refuser leurs responsabilités ou de dénier des réalités –, dans des années qui verront clamer le slogan Touche pas à mon pote [né de l’association française SOS Racisme en 1985], on peut s’interroger sur la fonction de cette œuvre. Les Rascals est une œuvre totalement prenante avec sa tension en escalade à l’image de la montée en puissance de la violence, pour le meilleur des oreilles et des yeux – avec ses choix stylistiques et techniques, l’usage du hors-champ notamment visuel comme sonore –, et le pire de la morale parce qu’elle rappelle la phrase de Sartre : « Je reconnais que la violence sous quelque forme qu’elle se manifeste, est un échec. Mais c’est un échec inévitable, parce que nous sommes dans un univers de violence ; et s’il est vrai que le recours à la violence contre la violence risque de la perpétuer, il est vrai que c’est l’unique moyen de la faire cesser. » [Situation II], et on espère que les canailles évoquées par le titre ne seront pas identifiées à des racailles car entre les deux termes, seul un n échappe, comptons qu’il n’appelle pas celui de la haine… Parce qu’ici, This is (not) England (Shane Meadows), this is France...
RÉALISATEUR : Jimmy Laporal-Tresor NATIONALITÉ : France GENRE : drame social AVEC : Jonathan Feltre, Angelina Woreth, Missoum Slimani, Mylène Wagram, Pierre Cevaer, Victor Meutelet, Marvin Dubart, Taddeo Kuffus, Jonathan Eap, Emerick Mamilonne, Théo Cholbi, Faustine Koziel, Guillaume Marquet, Rachid Yous, Mark Grozy DURÉE : 1h45 DISTRIBUTEUR : The Jokers - Les Bookmakers SORTIE LE 11 janvier 2023