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Au commencement fut le Sexe. Il suffit de voir les trois premières scènes de Crash de David Cronenberg pour être définitivement fixé: une blonde pulpeuse se fait renverser langoureusement sur la carlingue d’un avion ; une assistante se fait trousser sur un bureau par James Ballard (James Spader), le protagoniste du film ; enfin, sur un balcon, la blonde de la première scène, Catherine (Deborah Kara Unger), relève sa jupe à l’attention de celui que l’on apprend être son mari, James Ballard. Pourtant, si le film peut être qualifié d’érotique, voire de pornographique, – non dans l’obscénité des actes filmés mais dans sa structure narrative et conceptuelle, volontairement répétitive et désincarnée, – c’est d’un érotisme aussi froid et métallique que celui d’une lame de rasoir, unissant ainsi d’un même mouvement terriblement mélancolique Eros et Thanatos. Adapté d’un roman de James Graham Ballard (qui a donné son nom au protagoniste de son roman), l’un des écrivains de science-fiction les plus importants de ces dernières années (Crash, IGH et surtout La Foire aux atrocités. le livre culte qui a inspiré au groupe post-punk Joy Division le morceau Atrocity Exhibition), Crash de David Cronenberg ressort cet été et n’a rien perdu de son caractère provocateur et scandaleux, ne cherchant absolument pas à se faire aimer, de par son absence délibérée d’intrigue et ses personnages obsédés de manière inexplicable par les accidents de voiture et y trouvant leur jouissance personnelle.
Crash représente sans doute l’une des meilleures adaptations d’oeuvres littéraires jamais réalisées, Cronenberg maîtrisant parfaitement son procédé de distillation et transformant son film à la fois en reflet fidèle du roman et en expression purement cinématographique.
Crash décortique en effet l’histoire de James et Catherine Ballard, des bourgeois fortunés d’une trentaine d’années, s’ennuyant dans leur vie de couple et l’égayant par des infidélités multiples. Pourtant, même avec ces plats de substitution, la routine guette. Un jour, survient dans cette monotonie tristement régulée un accident de voiture qui blesse assez gravement James. Leur existence s’en trouvera profondément transformée…
Dans le parcours artistique singulier de David Cronenberg, Crash intervient après les adaptations faussement sages du Festin Nu (de William Burroughs) et de M. Butterfly, symboles de l’acceptation de Cronenberg, l’ex-cinéaste de films de genre comme super-auteur pour festivals, et représente avec ExistenZ une dernière tentative de subversion et de provocation au sein du système. Après l’an 2000, le cinéma de Cronenberg deviendra définitivement plus intériorisé à l’image de Ralph Fiennes (Spider), Viggo Mortensen, son acteur fétiche de ces années-là (A History of Violence, Les Promesses de l’ombre, A Dangerous Method) et Robert Pattinson (Cosmopolis, Map to the Stars). Le corps ne sera plus autant exposé en tant que bizarrerie ou monstruosité potentielle. Cronenberg était d’ailleurs quasiment le seul cinéaste à présenter ses personnages comme des corps blessé, meurtris et imparfaits, des entités organiques d’où provenaient des difformités, des failles, des excroissances. Il privilégiait ainsi un aspect physique qui n’allait pas forcément de soi, là où tous les autres cinéastes envisagent leurs personnages comme des âmes agissantes et non comme des corps douloureux.
Dès le début du film, via cette ouverture majestueuse d’Howard Shore par un concerto de guitares électriques aux notes se trouvant à l’extrême limite de la dissonance, à la manière de King Crimson, Cronenberg annonce la couleur. Son film sera froid, métallique et peu empathique. Les personnages s’exprimeront de manière chuchotée, à la limite de l’audible. On croit au départ que l’accident de voiture de James Ballard sera le prétexte d’un adultère conventionnel avec celle dont Ballard a tué accidentellement le mari. Mais il ne s’agit que d’un trompe-l’oeil : même si une relation s’ébauche entre le docteur Helen Remington et James Ballard, la véritable relation adultère aura lieu entre le personnage trouble de Vaughan (Elias Koteas, charismatique), leader d’une simili-secte d’adorateurs d’accidents, et les deux membres du couple Ballard. Cependant l’adultère ne représente pas du tout un obstacle, le couple Ballard pratiquant déjà l’infidélité à tout va. Ce que Cronenberg filme, c’est la circulation du désir entre homme et femme, homme et homme, femme et femme, personne valide et personne handicapée (l’étonnant personnage de Gabrielle, interprété par Rosanna Arquette), sans le moindre jugement de valeur ou préférence de la part du metteur en scène.
Crash ne montre pas le sexe comme une remarquable épiphanie mais comme un phénomène tristement ennuyeux, sordide et répétitif. Loin d’être une célébration, le sexe est une aliénation pour l’homme (ou la femme).
Néanmoins, même s’il est question de désir, le désir est ici mortifère et fort peu sensuel, hormis une ou deux scènes (la scène magnifique du lavage de voiture ou la fameuse scène de sodomie qui choque davantage par les mots prononcés impliquant un désir pour Vaughan, que par l’acte en lui-même, formidablement filmé sans qu’on sache jamais s’il est réel ou simulé, Cronenberg ayant depuis longtemps compris que le sexe est bien plus intéressant par son mystère que son caractère explicite. Cronenberg ne célèbre pas le sexe comme une fête des sens, une jouissance sans pareille, mais comme un enterrement de première classe. C’est particulièrement flagrant dans l’une des scènes les plus troublantes, lorsque le trio James-Catherine-Vaughan va à la rencontre de personnes accidentées. Les personnages indemnes comme Catherine semblent tout aussi disloqués dans leur tête que les véritables victimes. Dans Crash, les personnages ressemblent tous à des pantins désarticulés qui ne savent plus où aller quand ils marchent, qu’ils soient ou non atteints dans leur chair. On peut d’ailleurs attribuer une mention spéciale à la fascinante Deborah Kara Anger qui a énormément donné de sa personne dans ce film, et que l’on n’a plus jamais revue dans aucun autre film notable. Son air perpétuellement égaré et languissant, sa diction monocorde et murmurée, sa silhouette de poupée mécanique, de blonde hitchcockienne porno-chic, font merveille dans ce théorème filmique dont elle représente la plus belle des inconnues.
Crash représente sans doute l’une des meilleures adaptations d’oeuvres littéraires jamais réalisées, Cronenberg maîtrisant parfaitement son procédé éprouvé de distillation et transformant son film à la fois en reflet fidèle du roman et en expression purement cinématographique. On y retrouve en même temps l’esprit et la lettre du roman de Ballard et son projet de « remodélisation du corps humain par la technologie« . Néanmoins, dire que Crash est un chef-d’oeuvre ou l’un des meilleurs films de Cronenberg serait falsifier à bon compte la vérité. On peut préférer dans les films de la même période ExistenZ qui lui succédera, ou bien d’autres qui l’ont précédé (Dead Zone, La Mouche, Faux-Semblants). Crash, à la manière des films pornographiques (sans en avoir la crudité), expose une définition extrêmement minimale des personnages et répartit ses séquences entre deux moitiés à peu près égales en durée: une partie strictement narrative, désincarnée et assez limitée, émotionnellement parlant ; de l’autre, une partie plutôt spectaculaire dédiée aux scènes d’accidents de voiture et/ou de sexe. En raison de cette alternance mécanique et de l’intérêt porté à ce qui peut ressembler à une secte d’adorateurs d’accidents de voiture, le film de Cronenberg n’est à l’évidence pas destiné à tous les publics, et ne peut être recommandé sans dommage à ses meilleurs amis. Les spectateurs qui confondent fiction et réalité ou encore morale et moralité, auront beau jeu de condamner ce film. Ce serait passer cependant à côté d’une expérience cinématographique qui possède fort peu d’équivalents. Devant les loups qui hurlèrent à l’indignité totale, en 1996, Francis Ford Coppola, Président du jury cannois, pourtant opposé au film, eut l’immense ouverture d’esprit de le récompenser du Prix Spécial du Jury pour « son audace, son pari artistique et son originalité« . Car Crash ne montre pas le sexe comme une remarquable épiphanie mais comme un phénomène tristement ennuyeux, sordide et répétitif. Jamais le sexe ne fut montré de manière aussi funèbre, telle une funeste entreprise de démolition, les corps paraissant étreints dans des linceuls et l’activité sexuelle (la petite mort) rapprochant à chaque fois de la grande mort. Loin d’être une célébration, le sexe est une aliénation pour l’homme (ou la femme), semble nous dire David Cronenberg, en nous montrant entre deux tôles froissées, Catherine et James faisant l’amour, en quête d’un orgasme indicible, d’une extase improbable, d’un frisson à jamais impossible, leurs sensibilités émoussées se trouvant à des niveaux tellement bas qu’il devient absolument nécessaire de les réactiver par des accidents comparables à des électrochocs. « Peut-être la prochaine fois…« , dit ce nouvel Orphée à son Eurydice, pour réaffirmer sa foi intangible en leur amour, à la recherche d’une félicité perdue.