Les Chroniques de Poulet Pou : rétrospective Hong Sang-soo à la Cinémathèque.

Rétrospective HSS actuellement à la Cinémathèque. Sauf mention contraire, les films ont été vus et commentés à leur sortie française. Ce qui suit inclut tous les films, hormis ceux qui ont déjà été critiqués ici : La Romancière, le film et le heureux hasard, Juste sous vos yeux et Introduction.

1. La Femme qui s’est enfuie (2020).

Femmes entre elles. Dans le précédent Hong Sang-soo, Hotel by the River, sorti cet été en France, hommes et femmes étaient déjà séparés, dans leurs histoires et leurs chambres d’hôtel. La disjonction des sexes s’amplifie encore. Ici les hommes ne sont presque plus là. Ils restent sur le seuil, vaguement importuns, vaguement inquiétants, vaguement menaçants. Sans même parler de l’interprétation des actrices, toutes incroyables de précision et de vrai-faux naturel, deux choses émerveillent. D’abord, le film nous fait fabriquer nous-mêmes notre propre récit, en nous obligeant à être attentifs aux détails des dialogues et actions, insignifiants en apparence, pour essayer de comprendre ce qui n’est pas dit à travers ce qui l’est. La femme qui s’est enfuie, est-ce tout bêtement cette voisine dont parle la première amie de l’héroïne, ou est-ce en réalité l’héroïne elle-même, qui ne nous a pas tout avoué de sa situation — à nous de décider, c’est à la fois d’une grande intelligence, et d’une grande générosité envers le spectateur. Deuxième sujet d’émerveillement, la beauté formelle du film, qui comme d’habitude chez HSS s’apparente plus à une œuvre musicale qu’à de la narration. Rimes, symétries, contrepoint, le film est construit sur le nombre 3. Trois visites à trois amies, trois repas, trois animaux, trois écrans (de la caméra de surveillance à la salle de cinéma, belle idée), trois hommes à qui l’on ferme la porte au nez, le tout rythmé par trois vues de la montagne avoisinante.

Mais bien que la forme soit très visible, rien n’est verrouillé, et le film léger comme une plume. D’ailleurs je dis trois, mais un quartier de pomme lors de la dernière rencontre ne fait pas un repas. Si on réfléchit bien, il y a quatre espèces d’animaux (poules, vaches, chat, corbeau). Et en ce qui concerne les personnages, si on compte l’amie de la première amie (sont-elles en couple, se demande-t-on), et l’employée de la dernière (va-t-elle finir par lui piquer son mec), ça fait six femmes en tout. Pour finir, un mot sur la première image du film, qui pourrait être une réminiscence sarcastique de la saillie gallinacée de Fritz Lang dans Fury. Se permettre une plaisanterie misogyne tout en étant féministe, ce n’est pas donné à tout le monde.

2. Hotel by the River (2020).

Été 2020, deuxième séance de cinoche post-confinement [pour les curieux, la première était Été 85 d’Ozon, NDLR]. Un HSS sans jeux formels apparents, ni beaucoup d’humour. Un film triste, près du Styx, qui fait baisser la température de plusieurs degrés. Allez-y si vous avez chaud, n’y allez pas si vous êtes déprimé. Non, allez-y quand même, parce que c’est super.

3. Grass (2018).

Ou comment, en cultivant un jardin a priori minuscule planté de discussions sentimentalo-philosophiques alcoolisées, un réalisateur obstiné accède à la grâce. Pistes de réflexion, petit a, HSS s’éloignerait de Rohmer pour se rapprocher de Rivette. Théâtre et cinéma. Petit b, trois bouts de ficelle mais génie du son. Schubert et Wagner magnifient les conversations. Tout à coup, choc de vaisselle. Un peu plus d’une heure de poésie pure.

4. Claire’s Camera (2018).

Le titre français [La Caméra de Claire, NDLR] est débile, Claire n’a pas de caméra mais un appareil photo. Claire est un petit lutin bienveillant interprété par la Hupp’, qui observe les chassés-croisés sentimentaux de quelques Coréens pendant le festival de Cannes. Concis, subtil, parfait.

5. Le Jour d’après (2017).

Le mari, l’épouse, la maîtresse. Et la troisième femme, celle qui observe ’’le merdier’’ (sic). Peut-on éviter de confronter le film et la vie privée de Hong Sang-soo — il a récemment quitté sa femme pour l’actrice Kim Min-hee, peu connue en France mais star en Corée, et la presse people nationale s’est repue du scandale, qui évoque l’affaire Rossellini-Bergman. Le film fait le portrait peu flatteur d’un homme lâche et indécis, empêtré dans un adultère (l’acteur Kwon Hae-hyo est excellent), et le réalisateur offre à sa compagne, qu’il filme amoureusement et dont la beauté capte toute la lumière, le rôle d’un personnage qui se tient à la périphérie du triangle amoureux (voyez, elle est assise à l’extrême gauche sur la photo) tout en étant paradoxalement central (voyez encore, elle est au premier plan).

On se trompe (dans tous les sens du terme), on s’insulte, on se frappe même, on pleure. Et on boit, évidemment, beaucoup trop. Le propos peut sembler plus sombre que dans les derniers films du réalisateur, et la narration moins retorse. Il n’y a en apparence pas ces jeux formels de distorsions et de variations du temps et de la réalité que l’on trouve en abondance chez Hong Sang-soo. Mais en apparence seulement, car ces thèmes sont présents dans les dialogues, et la mise en scène, facétieuse, joue avec notre connaissance de l’œuvre du cinéaste, et s’amuse à nous faire croire pendant un moment que telle scène est un rêve ou un souvenir. Mais en fait non, ou alors si, peut-être — et le doute sur ce dont parle réellement le film s’installe. Deux plans de pendule bien placés (4 heures et demie du matin, 8 heures du soir, si j’ai bonne mémoire) viennent attirer notre attention et nous signifier que le plus important dans cette histoire n’est peut-être pas l’adultère, mais le passage du temps (d’où le titre).

Moins complexe, la narration est cependant toujours aussi musicale, riche en rimes, réponses, reprises et refrains. On notera d’ailleurs la présence d’enregistrements des œuvres complètes de Brahms et Bach*, grands représentants de l’écriture contrapuntique, au centre de la photo en illustration. Le tout filmé dans un splendide noir et blanc qui fait penser à Philippe Garrel. Les récents films des deux réalisateurs ont de nombreux points communs, et je suis impatient de voir L’Amant d’un jour, sorti la semaine dernière, pour savoir ce que leurs deux nouveaux ont à se dire. Quoi qu’il en soit, dans Le Jour d’après, l’alliance de légèreté (économie des moyens, modestie des effets) et de précision (jeu millimétré des acteurs, subtilité de la mise en scène) est stupéfiante. On compare souvent Hong Sang-soo à Rohmer, mais pourquoi ne pas oser Ozu.

(*) L’amateur reconnaît l’énorme coffret Bach édité par Brilliant Classics, sur lequel est posée la Complete Edition de Brahms de Deutsche Grammophon.

6. Yourself and Yours (2017).

Un couple se dispute. Elle le quitte, il part à sa recherche. On pourrait dire que Yourself and Yours est une sorte de comédie de remariage quantique. Comme en physique des particules, Min-jung, le personnage féminin, est indécidable — qui est-elle lorsque nous voyons l’actrice qui la joue (Lee Yoo-young, étourdissante). Elle possède des caractéristiques qui lui sont propres (Yours, son goût pour l’alcool, son désir de liberté, sa circonspection face aux hommes), mais elles semblent diffusées dans plusieurs versions d’elle-même (Yourself, les hommes qui la rencontrent croient la reconnaître, mais ce n’est pas elle — ou peut-être se paye-t-elle leur tête en feignant n’avoir jamais eu affaire à eux). En face d’elle les hommes, dont le héros Young-soo (Kim Joo-hyuk, parfaitement claudicant), sont tous différents en apparence, mais au fond tous les mêmes. ’’Des loups et des enfants’’, dit-elle — ils sont de fait totalement pathétiques.

Le film joue dans sa structure narrative avec le vrai et le faux. Plusieurs scènes commencent dans la réalité pour se terminer dans le rêve, et ces aller-retours entre les deux se font le plus naturellement du monde, dans la mesure où la frontière entre notre environnement et notre vie intérieure est souvent poreuse — la mise en scène est d’ailleurs d’une simplicité désarmante, il suffit d’un panoramique pour passer de l’un à l’autre. Ces parti-pris formels sont très amusants, même si le film se teinte à plusieurs reprises d’une certaine gravité — je pense par exemple à la scène de la dispute, des plus tendues. Ils permettent à Hong Sang-soo de décrire finement les relations amoureuses et les problèmes paradoxaux qu’elles posent — ainsi Young-soo apprend-t-il au cours de ses mésaventures que son amour pour Min-jung n’est digne de ce nom qu’à la condition qu’il lui accorde sa totale confiance. Sans cette confiance, pas d’amour véritable, mais un esclavage — l’amour passe donc par l’acceptation d’une part d’inconnu, qui est le gage de la liberté de l’autre. En d’autres termes, Min-jung ne peut être à lui (Yours) que si elle peut être elle-même (Yourself).

Young-soo apprend, mais cet apprentissage ne finit pas, semble nous dire le film. Min-jung est heureuse de voir son amoureux sur le bon chemin, mais ses oreilles se mettent à siffler dès qu’il prétend avoir définitivement compris la leçon. L’amour n’existe qu’au présent, comme un festin de pastèque, et c’est dans la tentation de le figer par de vaines promesses que se trouve la menace de sa disparition. Hong Sang-soo regarde les femmes du point de vue de l’autre sexe, c’est-à-dire comme un être mystérieux et incompréhensible. Mais il y a une belle scène où les hommes se font dire qu’ils sont bien bêtes de considérer les femmes différentes. Elles sont en réalité pareilles à eux (d’où, peut-être, l’utilisation de la même personne pour les deux pronoms du titre). La difficulté est de le comprendre et de l’accepter. D’ici là, nous trinquerons aux ’’hommes pathétiques’’.

Lors de la projection à laquelle j’ai assisté, les lumières de la salle se sont rallumées pendant la dernière scène. Comme celle-ci donne l’impression d’être une sorte d’appendice après le départ d’un personnage, départ qui clôt le récit, j’ai cru que c’était fait exprès (mais le personnel du cinéma m’a confirmé qu’il s’agissait d’une erreur). Tout ça pour dire que le film est tellement fort qu’il est capable d’intégrer et de sublimer un accident.

7. Conte de cinéma (2005).

L’un des deux Hong Sang-soo disponibles en ce moment sur Arte.tv [hiver 2020, NDLR]. Pourquoi deux, pourquoi ces deux-là, mystère. Profitons-en pour les revoir encore une fois. Un jeune homme veut se suicider. Ce n’est pas une mince affaire. C’est émouvant, cruel et drôle. Mais ce n’était qu’un film dans le film, le héros sort de la salle où il était projeté. Il hésite à aller à une réunion d’anciens camarades. Il les déteste tous. L’un de ces anciens camarades est mourant. Mon ancien camarade B. est décédé samedi dernier. Je n’irai pas à son enterrement demain. Nous nous étions perdus de vue. Il était infiniment sympathique. Je regarde le film dans le film, je regarde le film, je pense à lui.

8. La Femme est l’avenir de l’homme (2004).

Sur Arte.tv [NDLR, hiver 2020, cf. film précédent]. Deux amis, mais pas tant que ça, se souviennent d’une femme qu’ils ont connue. Peut-être le Hong Sang-soo que j’aime le moins. Les deux interprètes masculins sont antipathiques, et le récit assez confus. C’est fait exprès, mais on a tendance à s’y perdre, je pense aux scènes finales, au sujet desquelles on se demande s’il s’agit de la réalité, d’un rêve ou d’un souvenir, et à ce flashback où l’on reconnaît à peine l’un des deux amis. L’autre ami, dont on finit par comprendre qu’il est le personnage central, est un sale type, et le film l’abandonne au bord de la route après qu’il s’est enfoncé dans l’avilissement, sans lui avoir donné l’occasion de se racheter, au contraire. C’est en définitive un des HSS parmi les plus sinistres. Sa filmographie va vers la lumière. Sans être légers, ses films s’éloignent de plus en plus du désespoir — suicides, meurtres et viols disparaissent au profit de problématiques plus intérieures, et, si vous me permettez un avis personnel et petit-bourgeois, plus profondes. Un mauvais HSS n’existant pas vraiment, c’est quand même très bien.

That’s all folks, LOL. En illustration, pour ceux qui n’ont pas tout suivi, Le Jour d’après. Non, pas celui de Roland Emmerich.