Ce n’est pas anodin de voir surgir aujourd’hui La Reconquista, le nouveau film ancien de Jonas Trueba. Sorti en Espagne en 2016, il réapparaît tandis que le Centre Pompidou consacre au cinéaste madrilène une vaste rétrospective : difficile d’imaginer meilleure collision temporelle. Dans un cinéma contemporain volontiers cynique, Trueba persiste à traiter l’amour comme une zone d’enquête — un laboratoire où chaque geste se teste, où les cœurs palpitent sur les visages, où chaque nuit re-négocie ce que vivre à deux veut encore dire. Comme dans son dernier long-métrage, Septembre sans attendre, Trueba confirme son rôle de géographe de l’intime, réévaluant sans cesse les territoires du sentiment. Madrid, son terrain de jeu privilégié, devient ici plus qu’un décor : la carte vivante de ce que l’on a été, de ce qu’on aurait pu être, de ce qu’on revient chercher.
Dans le paysage cinématographique contemporain, Trueba demeure un cinéaste à part : quelqu’un qui croit encore que l’amour doit être pensé, regardé, éprouvé.
Manuela et Olmo se retrouvent après de longues années. Elle lui remet une lettre qu’il lui avait adressée quand ils avaient quinze ans, à l’époque de leur premier amour. Le temps d’une nuit, ils traversent Madrid comme on rend visite à une promesse ancienne, glissant dans la projection d’un avenir imaginé autrefois.

En reprenant cette promesse — celle de retrouvailles écrites quinze ans plus tôt — Trueba établit un point d’étape, une vérification sentimentale qui nous renvoie à nos propres premiers élans amoureux : s’il parle d’eux, il parle déjà de nous. Sans la moindre précipitation, avec ce tempo granulaire dont on lui sait gré, le cinéaste scrute deux êtres remodelés par le temps, cherchant comment s’apprivoiser de nouveau. En laissant infuser chaque scène, en offrant du temps et de l’espace ses fidèles acteurs — Itsaso Arana (qui entre ici dans son cinéma avant d’en devenir le centre) et Francesco Carril — le film ouvre la place à la gaucherie, au trouble, à cette gêne familière qui revient lorsque les corps se souviennent plus vite que les mots. Assis l’un face à l’autre, Manuela et Olmo se redécouvrent par petites secousses : regards furtifs, silences prolongés, humour aigu, envie trop palpable.
Comme souvent chez Trueba, le père n’est pas un simple personnage mais un révélateur. La scène du concert — l’un des moments les plus beaux du film — fonctionne comme une parenthèse suspendue. Il chante de vieux morceaux, malgré les piliers de comptoir qui l’implorent d’en jouer d’autres : le passé qui revient n’est pas toujours celui qu’on convoque. Cette scène, que Trueba filme presque sans couper, laisse chansons et personnages — en somme, le réel — se déployer, respirer, prendre l’espace. Sous le regard bienveillant du père, Manuela et Olmo semblent soudain redevenir deux adolescents qui essaient de se tenir à carreau. Exemple limpide de la méthode Trueba : chez lui, l’amour ne se raconte pas dans les ruptures de montage, mais dans la continuité, les reprises, les variations.
Au fil de la nuit, tandis que l’alcool remplace un dîner qu’on repousse comme si la faim ne devait se consommer, les corps se délient. Ils quittent la position assise, marchent, gagnent en amplitude : une mobilité qui accompagne l’élasticité retrouvée des émotions. Madrid devient leur laboratoire, une ville-mémoire qu’ils arpentent comme on explore un souvenir à ciel ouvert. Plus ils avancent, plus les gestes tentent de rattraper ce que la parole hésite à formuler. Tout culmine dans la scène de danse du petit matin. La nuit a fait son œuvre : ils se libèrent enfin, chacun à sa manière, avec cette retenue propre à ceux qui savent qu’un geste trop franc pourrait faire basculer la nuit du côté de l’irréparable. Trueba filme cette joie contenue, une pudeur encore active, un désir qui circule sans jamais déborder. La descente de l’escalier — celui qu’ils montaient quelques heures plus tôt — vient sceller ce mouvement : rien n’a été réparé, mais quelque chose s’est incontestablement libéré.
Ce refus de forcer le récit se retrouve dans le deuxième mouvement du film, notamment lors de la conversation d’Olmo avec sa compagne psychiatre. Là où l’on attendrait le mensonge, la culpabilité ou la dramatisation de la gueule de bois, Trueba privilégie une transparence déroutante. L’amour, qu’il soit passé ou présent, n’est jamais puni : il est simplement interrogé, remis en circulation.

Enfin, le dernier mouvement du film nous ramène à l’adolescence des personnages. S’il surprend — voire contrarie — en matérialisant des scènes qu’on préférait peut-être imaginer, sa construction évasive lui confère une force souterraine. Épuisé par cette nuit sans fin, Olmo s’endort dans le lit conjugal. Le plan suivant nous montre un ciel — le premier du film — déjà gagné par le soleil. Aucun marqueur temporel : le flash-back surgit comme une projection mentale d’Olmo, et s’interrompt pile lorsqu’il se réveille. Trueba ne tranche jamais : assistons-nous à des souvenirs, un fantasme, une reconstruction ? Peut-être que la reconquête du titre ne désigne pas celle d’un amour, mais celle d’une mémoire. Ces premières amours, filmées sans emphase, deviennent les pierres d’assise du reste d’une vie. À cet âge-là, l’amour est une affaire sérieuse. Trueba le suggère sans l’énoncer : l’adolescence n’explique pas tout, mais elle dépose un rythme, une intensité à laquelle on reste à jamais raccordé.
De la même manière que Manuela et Olmo s’observent dans ce retour vers le futur, La Reconquista nous parvient comme une nouvelle du présent passé de Jonas Trueba. Que s’est-il déplacé en lui depuis ? Le centre de son cinéma s’est féminisé avec Itsaso Arana, devenue son axe sensible. Il a poursuivi le geste entamé ici en suivant les jeunes acteurs dans Qui à part nous. Et, film après film, il a affiné son art de la durée, cette capacité à laisser le temps modeler les corps autant que les récits.
Dans le paysage cinématographique contemporain, Trueba demeure un cinéaste à part : quelqu’un qui croit encore que l’amour doit être pensé, regardé, éprouvé — non héroïsé. Comme une hypothèse parmi d’autres, un chemin qu’on emprunte pour voir où il mène. La Reconquista rappelle alors une vérité discrète : on ne retourne jamais vers un premier amour pour retrouver quelqu’un, mais pour mesurer la distance qui nous en sépare — parcourue, inventée, rêvée. C’est dans cette distance que se dessinent nos traces d’enfance, nos tangentes d’adolescence, nos bifurcations d’adulte.
RÉALISATEUR : Jonas Trueba
NATIONALITÉ : espagnol
GENRE : drame
AVEC : Francesco Carril, Itsaso Arana, Aura Garrido
DURÉE : 1h48
DISTRIBUTEUR : Arizona Distribution
RESSORTIE LE 28 janvier 2026


