Chromosome 3 : les enfants du divorce

Auteur d’une oeuvre essentielle, protéiforme et riche de 21 films, David Cronenberg n’a pas tourné depuis 2014 et son controversé et pourtant très beau Map to the stars (2014), à redécouvrir. Pour autant, il n’est pas tombé dans l’oubli qui guette les metteurs en scène de l’ancienne génération. C’était dans les années 70, époque que pour la plupart nous n’avons guère connue, la grande époque des metteurs en scène qui s’emparaient des genres de l’horreur, du fantastique et de la science-fiction pour renouveler les codes du cinéma, l’âge d’or de John Carpenter, David Cronenberg, Brian De Palma, David Lynch, voire Wes Craven, et Tobe Hooper, tournant avec des budgets restreints des merveilles qui sont depuis devenues des classiques de l’histoire du cinéma. Même s’il est depuis resté un peu dans l’ombre d’un David Lynch, son éternel rival, qui a fait l’événement en 2017 avec la troisième saison de Twin Peaks, l’oubli n’a pas étendu son aile sombre sur David Cronenberg, porté par la dévotion de sa plus grande et influente fan, Julia Ducournau (Grave, Titane). De plus, la pandémie apparue depuis 2020 a rendu l’oeuvre de Cronenberg de plus en plus en phase avec notre temps, comme si le cinéaste du virus et de la contamination avait scénarisé ce qui est arrivé à la planète. Après des reprises/rééditions parsemant l’année 2020, provenant de divers éditeurs/distributeurs, Frissons (ESC/Amazon Prime), Crash (belle édition Ultra Collector chez Carlotta Films), Scanners (Capricci/Les Bookmakers), c’est aujourd’hui au tour de Chromosome 3, son oeuvre peut-être la plus ouvertement personnelle et autobiographique, de connaître les joies du retour dans la lumière. Toutes ces ressorties récentes préparent le terrain à l’irruption prochaine en 2022 du tout nouveau film de David Cronenberg, Crimes of the future, portant le même titre que son deuxième film, qui s’annonce comme un retour aux sources du maître canadien, avec dans sa distribution, son acteur fétiche Viggo Mortensen, ainsi que deux nouvelles venues dans son univers trouble et prémonitoire, Léa Seydoux et Kristen Stewart.

En instance de divorce, Nola Carveth est placée sous la surveillance du Dr. Raglan qui a développé une nouvelle méthode controversée pour soigner les troubles mentaux. Au cours du traitement, les patients extériorisent leurs pensées refoulées sous forme d’excroissances organiques… Lorsque Frank, le mari de Nola, découvre des ecchymoses sur le corps de Candice, leur petite fille, il informe Raglan de son intention de mettre fin au droit de visite. Soudain, de mystérieuses créatures s’en prennent à Frank et à Candice…

En mode film d’horreur, Chromosome 3 montre une vision cauchemardesque du divorce qui en fait peut-être le film ultime de divorce, paradoxalement bien plus proche de la réalité que les plus naturalistes Kramer contre Kramer ou même Marriage Story.

Si David Cronenberg s’est éloigné du stress et de la pression des plateaux de tournage, ce n’est pas tant du fait d’un manque d’inspiration que sous le coup d’un drame personnel, la disparition de son épouse Carolyn Zeifman, des suites d’une longue maladie, en 2017, après 40 ans d’une union sans nuages. Or, contrairement à l’habitude de David Cronenberg, Chromosome 3 s’inspire de sa vie personnelle, en l’occurrence son divorce douloureux avec sa première épouse Margaret Hindson et son combat pour obtenir la garde de sa petite fille Cassandra, enfant qu’il a été obligé de kidnapper. Pour la première fois, Cronenberg qui, auparavant, s’était plutôt aventuré sur les rivages de ‘l’imagination, a retranscrit son expérience personnelle sous une forme métaphorique, s’apparentant à une forme de règlement de comptes envers son ex-épouse, la décrivant comme une marâtre embrigadée dans une secte et pourvue d’excroissances monstrueuses. On pense évidemment à la phrase de L’Amour en fuite, « une oeuvre d’art ne peut être un règlement de comptes », Chromosome 3 en étant la glorieuse exception. A voir le film aujourd’hui, on comprend sans peine le rejet de Cronenberg envers Kramer contre Kramer, un film lisse et conventionnel, trichant selon lui avec la vérité, et fort éloigné de représenter tous les affres, douleurs et traumatismes occasionnés par un divorce. Chromosome 3 montre une vision cauchemardesque du divorce qui en fait peut-être le film ultime de divorce, paradoxalement bien plus proche de la réalité que les plus naturalistes Kramer contre Kramer ou même Marriage Story.

A maints égards, Chromosome 3 représente un tournant dans l’oeuvre de Cronenberg, le film à partir duquel ses thématiques prendront un sens et une résonance universels. Certes, Cronenberg ne se départit pas d’une économie de moyens (certains acteurs peu convaincants), qui peut se révéler quelque peu frustrante au regard d’aujourd’hui mais cela n’empêche pas Chromosome 3 d’engendrer (si l’on peut dire) le grand frisson avec des ressources minimales. Il suffit à Cronenberg de filmer Samantha Eggar (qui trouve ici le deuxième grand rôle de sa carrière, après L’Obsédé de William Wyler°, quasiment immobile pendant tout le film, pour générer un malaise poisseux. L’explication de cette immobilité qui tient en un plan se révélera l’une des séquences les plus traumatisantes du cinéma contemporain. Cette vision terrifiante de son ex-épouse a pu engendrer envers Cronenberg des accusations de sexisme et de misogynie ; or ce n’est pas parce qu’il avait bien des choses à reprocher à une femme en particulier, avec de bonnes raisons, qu’il vomit le genre féminin en son entier. Cronenberg obtiendra d’ailleurs la garde de sa fille, phénomène assez rare dans les couples de divorcés où le juge préfère souvent accorder la garde à la mère. Néanmoins Cronenberg ne se ménage pas non plus dans son film, le mari étant décrit de manière assez pitoyable et incarné par un acteur falot (Art Hindle). De même, sans en rajouter sur les effets chocs, Cronenberg n’a qu’à filmer une petite fille encadrée par deux nains marchant sur une route pour marquer de manière indélébile l’esprit du spectateur, sans le moindre effet spécial. On ne peut s’empêcher de penser au Village des Damnés (1960) de Wolf Rilla sur la thématique des enfants meurtriers mais ce serait passer à côté de l’oeuvre que d’omettre que Cronenberg met bien davantage l’accent sur les conséquences traumatiques du divorce, écho du divorce originel en chacun entre son âme et son corps. Chromosome 3 marque également le début de la collaboration avec son musicien fétiche Howard Shore qui, par une bande originale obsédante, ménageant leur place à des effets sonores raides et brutaux, parvient à rendre inquiétant le moindre plan du cinéaste canadien.

Comme l’explique David Cronenberg dans ses Entretiens avec Serge Grünberg (Editions Cahiers du Cinéma), « c’était quelque chose de très passionnel, de la vengeance à l’état pur ; une façon très émotionnelle et personnelle de parvenir à la catharsis« . Nous sommes encore loin des grands chefs-d’oeuvre de Cronenberg qui ne commenceront qu’avec Videodrome et Dead Zone, lorsqu’il disposera des moyens artistiques (des comédiens de haut niveau, James Woods, Christopher Walken) et financiers (des budgets plus confortables) qui lui permettront de fixer avec plus de précision et de qualité ses visions cinématographiques extraordinaires dans tous les sens du terme. Néanmoins Chromosome 3 représente son premier essai d’un cinéma plus personnel qui possède son lot d’images traumatisantes qui vous hanteront longtemps après la projection.

3.5

RÉALISATEUR :  David Cronenberg
NATIONALITÉ : canadienne
AVEC : Samantha Eggar, Oliver Reed, Art Hindle
GENRE : Epouvante, horreur, science-fiction
DURÉE : 1h32
DISTRIBUTEUR : Capricci Films
SORTIE LE 3 novembre 2021