Aux César 2023, La Nuit du 12 de Dominik Moll, le film couronné par sept trophées, a permis de donner une représentation juste et nécessaire au phénomène inique des féminicides. Aux Etats-Unis, à partir de 2019, The Assistant de Kitty Green, Promising young woman d’Emerald Fennell ou Scandal de Jay Roach ont pris à bras-le-corps les questions de harcèlement, de viol et d’agressions sexuelles, dans le sillage du mouvement #MeToo. Etrangement il a peut-être fallu plus longtemps pour que les séries en France prennent véritablement en charge le problème des violences sexuelles et sexistes. Il fallait pour cela une grande oeuvre qui fasse définitivement l’état des lieux de l’évolution de la société et des mentalités sur la question. Cette grande oeuvre, c’est Sambre de Jean-Xavier de Lestrade, coécrite par Marc Herpoux et Alice Géraud, d’après l’ouvrage d’Alice Géraud, sur un violeur en série qui a sévi pendant une trentaine d’années, dans le Nord de la France, à la limite de la frontière avec la Belgique, Avec une rigueur exemplaire d’écriture, une distribution exceptionnelle, et une sobriété louable dans la réalisation, Sambre s’impose tout naturellement comme l’une des meilleures séries jamais réalisées sur le sujet douloureux et traumatique des agressions sexuelles, voire comme la meilleure série française vue depuis très longtemps.
Un matin d’automne 1988, Christine, une jeune femme, se retrouve évanouie et en partie dévêtue sur le bord d’une route de Maubeuge. Le même jour, Jean-Pierre Blanchot, gardien de la paix, fait son entrée au commissariat de la ville. Il va devenir ami avec Enzo Salina, un ouvrier métallurgiste, entraîneur d’une équipe de football, aimé et apprécié de tous. Les agressions sexuelles et viols se multiplient dans la Sambre mais personne dans la police ne semble vraiment y prêter attention…
Une grande oeuvre essentielle, qui engendre une multitude de réflexions sur l’état calamiteux d’une société en déliquescence.
Pour aboutir à une telle réussite, il fallait prendre en charge une affaire qui se déroule sur un grand laps de temps, permettant d’observer l’évolution des mentalités sur cette question si douloureuse des agressions sexuelles. Le cas du violeur de la Sambre représentait cette affaire idéale pour la démonstration. On commence ainsi par des remarques involontairement blessantes de policiers, les terribles « vous avez eu de la chance » ou « vous comptez porter plainte? » adressés à une femme venant de se faire violer, De Lestrade montre avec beaucoup de justesse qu’au fil des années, ce sont la plupart du temps des femmes (Irène la juge d’instruction, Arlette la maire communiste ou Cécile la scientifique) qui ont essayé de prendre la défense de leurs soeurs et de faire punir le coupable, hélas sans succès, des femmes qu’on a réussi à faire taire, en les mutant, en les poussant à la démission ou en rangeant les résultats de leur enquête au fond d’archives oubliées.
Jean-Xavier de Lestrade n’est pas vraiment un inconnu : lauréat de l’Oscar du meilleur documentaire pour Un Coupable idéal, ou créateur de séries remarquées et déjà remarquables, entre fiction et documentaire, Soupçons sur l’affaire Michael Peterson, 3 x Manon et Manon 20 ans avec Alba Gaïa Bellugi , Laëtitia d’après le livre d’Ivan Jablonka, il a progressivement édifié une oeuvre sur le fonctionnement de la justice, la place des femmes dans la société, la violence et la rébellion adolescentes. Sambre pourrait être son chef-d’oeuvre, tant il évite les écueils habituels d’un tel projet : le voyeurisme (toutes les scènes d’agression ont lieu hors-champ, sauf une, à titre de démonstration du mode opératoire dans l’épisode conclusif), la caricature (tous les personnages possèdent une dimension humaine, y compris les plus lâches et méprisables) et le whodunnit (la série révèle au bout de vingt ou trente minutes l’identité du coupable, ne perdant pas le téléspectateur dans de vaines interrogations qui l’éloigneraient des réflexions essentielles que souhaite déclencher la série).
Jean-Xavier de Lestrade s’est principalement inspiré de The Wire, la fameuse série de David Simon et Ed Burns, chaque épisode représentant l’affaire du violeur de la Sambre, considérée d’un point de vue différent, souvent institutionnel : la victime, la justice, la politique, la science, la police et enfin le criminel. Chaque épisode représente aussi quasiment une décennie différente, de la fin des années 80 au début des années 2020, avec pour chaque époque, sa coloration musicale : En rouge et noir de Jeanne Mas, Zombie des Cranberries, Tout oublier d’Angèle, etc. De Lestrade utilise le format idéal de six épisodes d’une mini-série, chacun étant constitutif de l’intrigue et se révélant essentiel et parvient, gageure suprême, à rendre crédible le vieillissement de ses acteurs sur trente ans. Il se permet même des clins d’oeil cinéphiles discrets mais réellement présents : la fin de l’épisode 1 en référence à celle du Silence des agneaux, celle de l’épisode 4 citant celle des Aventuriers de l’arche perdue ou de Citizen Kane, ou encore l’apparence physique de Jonathan Turnbull évoquant de plus en plus au fil de la série celle de Kevin Spacey dans Seven ou Usual suspects. Sambre pourrait ainsi représenter l’envers positif et télévisuel de Sombre de Philippe Grandrieux qui décrivait déjà un violeur en série dans les années 90.
Pourtant cette construction narrative théorique et référentielle pourrait très bien ne pas fonctionner si les personnages n’étaient pas complètement incarnés, des rôles principaux à la plus petite apparition. C’est bien le cas ici, où des comédiens aguerris (Alix Poisson, en victime se réfugiant dans le déni, Noémie Lvovsky, formidable en maire prenant conscience de l’étendue du problème, Clémence Poésy, en scientifique monomaniaque et dépressive ou encore Olivier Gourmet en policier de la SRPJ, immense, nuancé et subtil) encadrent de fantastiques révélations : Pauline Parigot, excellente en jeune juge d’instruction, vaillante et clairvoyante, Julien Frison en policier local dépassé par les événements, et Jonathan Turnbull, dans le rôle difficile du coupable.
Sambre pointe du doigt la résistance des mentalités face au phénomène des violences sexistes et sexuelles, la défaillance des institutions et la misogynie systémique qui ont envahi le champ social, empêchant une identification de ce phénomène. Une grande oeuvre essentielle, qui engendre une multitude de réflexions sur l’état calamiteux d’une société en déliquescence.
CRÉATEUR: Alice Géraud, Marc Herpoux et Jean-Xavier de Lestrade NATIONALITÉ : française GENRE : Thriller, policier AVEC : Alix Poisson, Julien Frison, Jonathan Turnbull, Noémie Lvovsky, Pauline Parigot, Clémence Poésy, Olivier Gourmet DURÉE : 6 x 1h environ DISTRIBUTEUR : France 2 SORTIE LE 13 novembre 2023