Depuis la vague #MeToo, le premier film féministe marquant se réclamant de ce mouvement, était très attendu. Pour certains, cela pouvait être Les Filles du Docteur March de Greta Gerwig mais la thématique féministe, bien qu’existante, était discrètement présente dans cette relecture d’un grand classique. Pour d’autres, Scandal de Jay Roach aurait pu faire l’affaire, en dépit de sa forme esthétique relativement moyenne. Finalement il aura peut-être fallu attendre 2021 et la sortie de Promising Young Woman pour bénéficier du premier film estampillé #Metoo, produit par des actrices qui ne font pas mystère de leurs convictions féministes (Margot Robbie, Carey Mulligan auparavant héroïne des Suffragettes), écrit et réalisé par Emerald Fennell, la showrunneuse de la saison 2 de Killing Eve, que certains considèrent supérieure à la saison 1 créée par Phoebe Waller-Bridge. Le film a déjà remporté l’Oscar du meilleur scénario original et trois BAFTA Awards (meilleur film, meilleur film britannique, meilleur scénario) et est probablement promis à un succès international conséquent. Promising Young Woman, mérite-t-il sa réputation?
Dans une ville de l’Ohio, Cassandra Thomas, jeune femme de trente ans, était sans doute promise à un bel avenir. Quelques années auparavant, elle a plaqué ses études de médecine et s’est retrouvée serveuse dans un café le jour, et ivrogne le soir dans des boîtes de nuit, afin d’attirer les hommes en mal de compagnie féminine. Qu’a-t-il bien pu se passer dans sa vie?
Emerald Fennell réussit formidablement sa charge contre « ce foutu système qui opprime les femmes, ça gâche tout« , – ce système obligeant implicitement des femmes à se maquiller excessivement pour plaire à des hommes qui ne les voient que comme des proies – dans un film absolument marquant, et on l’espère, promis à un grand succès.
Le début du film laisse craindre le pire, en ressemblant esthétiquement à la grande majorité des comédies américaines indépendantes. Pourtant, en y réfléchissant, si Kechiche bénéficie du droit de filmer à satiété des postérieurs féminins, pourquoi Emerald Fennell ne pourrait-elle pas dès le générique de son film, filmer à hauteur des braguettes et en-dessous de la ceinture? C’est ce changement de perspective que Emerald Fennell appelle manifestement de ses voeux, comme l’indique une phrase-clé située au milieu de son film : « il suffisait de voir les choses sous un autre angle« . Dans cette séquence, Cassandra (d’après le nom de la prophétesse grecque qui disait la vérité et qu’on ne croyait pas), est confrontée à une doyenne d’université qui avait fermé les yeux sur le viol de sa meilleure amie, Nina pour préserver le brillant avenir d’un jeune étudiant. Elle la convainc du bien-fondé de sa position, en plaçant sa fille en situation de danger hypothétique, exactement la même qu’a vécue Nina. A partir de là, la doyenne ne se préoccupe plus de protéger la sacro-sainte présomption d’innocence ou la carrière de jeunes hommes, mais surtout de sauver sa fille d’un danger qui risque de briser sa vie et son psychisme. C’est ce renversement copernicien que Emerald Fennell attend de la part de spectateurs (surtout masculins mais parfois aussi féminins) qui défendent envers et contre toute vraisemblance la masculinité toxique et dominante et le respect des privilèges de classe.
Par conséquent, Emerald Fennell s’avance un peu masquée, sous les atours de la comédie indé branchée et sympa, (bande originale ultra-conventionnelle de tubes à la chaîne, Paris Hilton comprise, esthétique rose bonbon de « teenage movies »), pour mieux surprendre le spectateur et prendre à revers ses convictions. Le film, assez retors pour notre plus grand plasir, se révèle être parfaitement de son époque, en utilisant tous les ressorts technologiques possibles aujourd’hui (réseaux sociaux, vidéos du Revenge Porn, messages programmés sur les téléphones portables) et surtout en ne renonçant pas aux punchlines fracassantes déjà aperçues chez Killing Eve (« statistiquement, les féministes sont plus ouvertes au sexe anal », « tu serais surpris d’apprendre que les hommes « bien élevés » sont parfois les pires« ) qui témoignent d’une profonde connaissance de ses contemporains. Promising Young Woman, pour faire passer son message, est ainsi partagé entre deux tendances : d’une part, une tendance branchée, dans le vent, assez fugace (sa première demi-heure, sa fin ressemblant à celle de Sexe Intentions, le remake des Liaisons dangereuses) ; d’autre part, une tendance profondément cinéphilique qui s’exprime dans l’essentiel du film, par des passages citant La Nuit du Chasseur, grand film sur des enfants pourchassés par un prédateur, les seringues de Cassie qui évoquent le supplice d’Audition de Takashi Miike, et même une séquence complètement lynchienne où Cassie, garée en plein milieu d’une intersection, se fait interpeller par un automobiliste et pète un câble, en fracassant la voiture de l’automobiliste avec un démonte-pneu, sur fond de musique wagnérienne.
Pour mieux faire passer son message, Emerald Fennell a choisi le genre du Rape and Revenge mais le détourne très astucieusement. Nous sommes ici plus proches de La Mariée était en noir de Truffaut ou de Kill Bill de Tarantino, bien plus que des films d’exploitation crapoteux des années soixante-dix. Certes, il s’agit toujours de listes de personnes mais Cassie ne les supprime pas et cherche surtout à changer leurs opinions. De plus, avec une folle intelligence, Emerald Fennell se réserve dans la dernière demi-heure de son film la possibilité d’un twist absolument surprenant, là où il aurait été facile de voir la protagoniste aller tout au bout de son programme de démolition psychologique. Soutenue magistralement par une Carey Mulligan des grands jours qui signe ici son beau retour (qui mieux qu’elle, la douce Irene de Drive, aurait pu mieux tromper ce monde terrifiant de loups affamés?), Emerald Fennell réussit formidablement sa charge contre « ce foutu système qui opprime les femmes, ça gâche tout« , – ce système obligeant implicitement des femmes à se maquiller excessivement pour plaire à des hommes qui ne les voient que comme des proies – dans un film parfois imparfait mais absolument marquant, et on l’espère, promis à un grand succès.