Il pourrait paraître étonnant qu’à quelques mois d’intervalle, trois films viennent nous parler d’amitié, d’amitié masculine, depuis ses bienfaits jusqu’à ses ravages, parfois, à faire le portrait d’hommes dans leur environnement enfermant, généralement en province ou plus isolés encore. C’est le récent Les Banshees d’Inisherin fin 2022 (Martin McDonagh) qui faisait le tableau de la fin d’une amitié entre deux hommes d’âge mûr, sur leur île irlandaise qui échappe à la guerre, quand il y a quelques semaines, Grand Paris (Martin Jauvat) dépeignait le road-movie entre deux grands adolescents inséparables à la périphérie parisienne. L’occasion pour ces cinéastes de parler également de territoires aussi géographiques et déterminés qu’intérieurs et plus intimes ou d’interroger le comment les premiers agissent sur les seconds, à travers la perte d’existentialité de ceux qui les habitent : on pense encore au magnifique Des Garçons de province (de Gaël Lépingle), qui, s’il se concentrait sur l’émergence de la sexualité d’hommes en prise avec leurs territoires, parvenait à montrer combien les questions de lieu, d’espace et de localisation limitent ou augmentent des chances de mieux exister dans son identité et mieux vivre. Jean-Baptiste Durand n’échappe pas à ce questionnement actuel fondamental dans son premier long métrage, Chien de la casse, qui est un portrait à la fois terrible d’enfants (!) et la chronique émouvante de leur apprentissage, à défaut parfois d’une émancipation retardée.
Mirales et Dog, respectivement et brillamment interprétés par Raphaël Quénard et Anthony Bajon, se connaissent depuis l’âge de douze ans, devenus inséparables, pour de bonnes et mauvaises raisons, dans leur village du Pouget (dans l’Hérault), Mirales arrivé de Grenoble après son CAP de cuisinier : ensemble, ils jouent à la console (des parties de football), retrouvent leur bande sur la place du village, ou s’échappent sur les plateaux occitans pour faire prendre l’air à Malabar, le chien adoré de Mirales, à qui ils offrent une chanson dédiée « La baballe à Malabar ». Rien de plus tendre que ces partages, sauf que séparément, chacun vit sa solitude, désespérément ou plus discrètement : Dog vit seul et se traîne, dans l’attente d’intégrer l’armée, quand Mirales accompagne sa mère peintre, veuve, dépressive et à qui il prépare des repas comme il apporte des gourmandises à sa voisine pianiste de prédilection ou chaque jour échange quelques mots autour d’un Astro avec un vieux malade sur le bord du trottoir. C’est que le décor est campé, et Jean-Baptiste Durand le pose dans toute sa justesse et sa vérité : ici, dans ce village filmé dès le départ en hauteur mais sans surplomb, à travers sa lumière de coucher de soleil sur ses toits, ses ruelles en pierre taillée, souvent vides et labyrinthiques, dans leur beauté désolée, tout ne sera, pour et par la caméra, une histoire de trajets, en mouvement ou arrêtés. Le spectateur sera ainsi convié, dans le même rituel que celui des personnages, à visiter les appartements des deux héros, et à se rendre de la petite place du village au PMU, depuis la cité où Mirales achète sa came auprès d’un gars qui, comme lui, n’a que son chat François à aimer jusqu’aux plaines environnantes. Première question alors : qu’est-il offert à ces jeunes gens dans un territoire où le travail et la culture manquent, où même Elsa, rennaise, thésarde en littérature comparée et fumeuse de joints, qui deviendra la petite amie de Dog, viendra se perdre dans le réconfort de l’appartement à faible loyer de sa tante avant de s’émanciper ? Le tableau est naturaliste dans le même temps qu’il possède une modernité forte à faire exister ses figures sans pour autant leur priver de leur peu de liberté.
Histoire d’amour ou d’amitié, comme l’avait dit Montaigne dans ses Essais « parce que c’était lui, parce que c’était moi », Chien de la casse vient parler d’un double mal actuel, sans jamais porter aucun jugement sur les phénomènes – solitude et violence –, qui touchent les héros dont la relation est toute singulière, et sans jamais les caricaturer, malgré les gros plans sur leurs visages toujours vrais. Ainsi s’opposent Dog et Mirales, le discret et le bavard, le placide et le dynamique, le romantique et le cynique, un couple d’amis – qui pourrait être d’amour – entre qui l’humiliation est de mise, histoire de faire exister l’un, qui semble avoir récupéré la fonction paternelle – d’un père absent à la maison, mais à la présence fraternelle prétend-il –, forte à éduquer, seriner, moraliser et pire : Mirales est en effet le roi de la leçon, qu’il donne principalement à son principal auditoire, Dog, comme il chante la chansonnette, parfois plus tendrement même, à son chien, un américain Staffordshire : ce n’est pas par hasard si l’animal et l’homme possèdent, dans le récit, de façon cruelle et assumée, la même identité, révélée par l’espèce (animale) ou le nom (anglicisé), comme ces termes viennent répondre au titre – qui sera formulé par l’un des gitans lors d’une vengeance finale et à supprimer l’un des deux chiens, pas l’humain… Un titre fort frappant, et multiple à divers titres, lorsqu’on sait qu’aux États-Unis, les laissés-pour-compte à la périphérie des grandes villes sont appelés les underdogs, ou que le terme « casse » fait penser à ces centres automobiles de pièces détachées, souvent les vestiges de véhicules accidentés… où souvent, dans les films, règne un chien à les surveiller… Surveiller, c’est le passe-temps de Mirales, dont on suit le trajet, la répétition, qui, rêvant à avenir professionnel qu’il pense impossible hors de la ville, rêvant à une relation amoureuse qu’il pense impossible sauf à trouver une femme avec qui s’enterrer (!), et qui sans ses deux « dogs » reste désincarné dans la morne plaine. Car c’est bien dans ce terme que le film trouve tout son rayonnement : la manière dont chacun des personnages s’incarne dans le rôle attribué, bravo à la direction et au jeu d’acteurs, qui montre donc comment les héros donnent corps – cf. l’étymologie du terme – à ces figures, par-là comment le cinéaste donne corps à ses images : mise en espace des corps, langue multiple mêlant le cru et le grossier au littéraire et au cultivé, accents de langage entendus comme chantés ou slamés, au rythme juste bien qu’effréné qui s’accompagne de musiques venues se rencontrer, des compositions de Delphine Malaussena où l’on entend la phrase d’un violoncelle ou de chœurs tragiques quand ce n’est pas le rap à tue-tête d’Hugo Rossi – qui écrit la chanson titre Chien de la casse – venu répondre aux morceaux classiques – de Beethoven ou Fauré – en hors-champ.
Si c’est l’arrivée dans le champ, sur la route, d’une jeune fille, Elsa, que Dog prendra en stop et dont il tombera amoureux – les filles sont rares ici –, qui vient faire s’effondrer l’équilibre déjà fragile entre les deux amis en le faisant passer du duo au triangle, le personnage reste un enjeu mineur – même si le cinéaste accorde à sa parole juste et spontanée toute sa valeur –, venu juste révéler une couleur et la force de ce qui existe en hors-champ : face à un Mirales aux accès de colère et violence maladifs et un Dog qui tente de s’en extraire, c’est la question de l’être-au-monde et de son activité propre à le maintenir en vie plutôt qu’en survie qui est posée – y compris pour Elsa qui passe sa vie à fumer, même si elle a déjà eu la conscience de fuir un ex pouvant la mettre en danger. Danger, ce seront quelques scènes stupéfiantes par leur force, leur électricité et la tension qui nous maintiennent face aux images, figés, y compris avec des personnages secondaires que Durand ne maltraite pas : on pense à la scène érotisée, qui succède à un échange houleux sur leur activité du jour, lorsque Mirales demande s’il pourrait plaire à Dog changé en femme et qui finit en bataille corps-à-corps des deux dans le canapé, ou à la scène d’anniversaire au restaurant dont le monologue inapproprié de Mirales génère des larmes contenues dans les yeux du fêté, ou encore à la scène sur la placette à la recherche de Dog où un Gitan est à deux doigts de couper la queue de cheval d’un jeune Maghrébin qui n’a rien demandé. Alors Chien de la casse, qui est un peu représenté par le chien du héros, Malabar – dont l’étymologie renvoie à « mâle » et « malin » reprenant l’origine géographique d’hommes venus d’Inde pour de la main-d’œuvre mais après que l’esclavage fut aboli en France ! -, implique à la fois l’idée de l’homme costaud qui se protège par un chien qui ne l’est pas moins, de l’homme esclave, de ses manies comme de ses peurs, de ses phobies comme de ses secrets, alors même qu’il évoque la marque française de chewing-gums d’enfance, sucrés, roses, fondants. Amer et doux, tel est donc le sentiment que procure ce premier film, mettant en images des états, des passages, que Durand filme à travers ses plans fixes dans lesquels entrent ou sortent les personnages et pour (leur, nous) laisser le temps : les moments du passage de l’âge d’enfant à l’âge adulte, les moments quand on ne sait pas à ceux où l’on se réveille ou révèle, ceux où le lien dépendant peut se transformer en lien libre où le rêve et l’envol sont possibles. Chien de la casse n’est pas un film du no future, ce que l’on verra dans les issues respectives, subtilement et simplement faites d’espérance : c’est un film aussi vrai que ce qu’il emprunte aux biographies, notamment deux détails caractérisant Raphaël Quénard qu’on salue – il est véritablement d’origine grenobloise, comme l’exprime Dog, et il a voulu rallier les rangs de l’armée comme on verra son ami le faire. En clin d’œil, précisons que le film documentaire d’Alain Cavalier, L’Amitié, sort sur les écrans, comme on sait que Jean-Baptiste Durand jouera dans le prochain film d’Alain Guiraudie, Miséricorde : quel meilleur mot pour finir sur l’idée, comme la définition du terme l’exprime, nécessaire et fondamentale d’une sensibilité à autrui et d’un pardon aux coupables de la vie…