La première impression, lorsqu’on croise Noémie Lvovsky, c’est de découvrir un immense sourire qui annonce une personne solaire. Depuis huit films, elle est devenue progressivement une référence, un joyeux point de repère et de connivence. Avec Petites, Les Sentiments et Camille redouble, La Grande Magie fait certainement partie de ses meilleurs films, enthousiaste et mélancolique à la fois. Rejointe par la féérique Judith Chemla pour l’entretien, Noémie Lvovsky en profite pour dresser un petit bilan des thèmes qui l’obsèdent : le temps qui, chez elle, ne passe pas, le désamour, l’amour de la troupe, comme chez Bergman, Fassbinder ou Fellini, ainsi que sa conception du cinéma, qui consiste à réenchanter la vie.
Tout d’abord félicitations pour vos nominations aux César qui sont tombées hier : Noémie en tant que coscénariste des Amandiers de Valéria Bruni Tedeschi et vous, Judith, comme meilleur second rôle féminin, dans Le Sixième enfant de Léopold Legrand, où vous étiez remarquable. Vous comptez aller à la cérémonie?
Noémie Lvovsky : moi, je ne sais pas encore.
Judith Chemla : moi je pense y aller, sans doute.
Félicitations aussi pour votre film. Je l’ai découvert au Festival de Deauville. Une superbe projection, le film a été magnifiquement reçu. L’idée du film vous est venue bien avant le confinement ou pendant le confinement?
N.L. : oh bien avant, il y a quatorze ou quinze ans. J’ai eu très envie d’adapter la pièce d’Eduardo De Filippo il y a quatorze ou quinze ans, lorsque je l’ai découverte. Ensuite j’ai écrit et tourné Camille redouble et Demain et tous les autres jours. Après Demain et tous les autres jours, j’ai eu une crise de désir très forte. Ce qui m’a redonné le désir, l’envie, la joie, c’est de repenser à ce texte d’Eduardo De Filippo et d’y repenser en adaptation très libre, avec des chansons et des danses, et de penser à tous ces actrices et acteurs, Judith et Denis en premier, qui sont dans le film. Au moment du confinement, j’avais déjà commencé à écrire.
La pièce d’Eduardo De Filippo fait partie du répertoire de la Comédie-Française. Il existe même une captation de la pièce datant de 2010, avec déjà Denis Podalydès dans le rôle du mari.
N.L. : c’est une captation. C’est comme ça d’ailleurs que j’ai découvert la pièce. C’est une captation d’une mise en scène de Dan Jemmett, dans laquelle Denis jouait le rôle de celui qui s’appelle Charles dans le film, – et Calogero Di Spetta dans la pièce – et il y avait aussi Judith qui jouait la jeune fille.
J.C. : ce que vous avez vu, c’était une autre actrice car j’étais partie de la Comédie-Française.
Vous vous êtes inspirée de cette captation? Vous l’avez vue?
N.L. : non, je ne l’ai jamais vue mais j’ai vu le spectacle quatre ou cinq fois.
Et il y avait aussi quelques mois avant la sortie de votre film, la mise en scène de la pièce par Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville. Mais je vais détailler un peu plus tard le fil rouge de ma pensée par rapport à votre film et au confinement. L’idée-force de votre film, mentionnée littéralement dans les dialogues, c’est que le temps ne passe pas. Dans Camille redouble, vous reveniez en arrière dans le temps. Ici le temps s’arrête. C’est une volonté assez manifeste de votre part, d’arrêter le temps, un peu comme dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust où le Narrateur s’aperçoit à la fin du livre, à une ultime soirée des Verdurin devenus des Guermantes, que tous les autres ont vieilli, sauf lui, à peine. C’est une obsession très prégnante chez vous?
N.L. : Oui (rires)! La question autour du temps ou des temps m’obsède en effet, et aussi comment on est fait d’une multitude de couches de temps, le temps de notre corps et même dans notre corps, il existe différents temps, le temps de notre estomac n’est pas forcément celui de notre cerveau qui n’est pas forcément le même que celui de nos jambes, qui n’est pas le même que celui de notre coeur. Et puis il y a le temps des horloges, le temps de notre mémoire. Le temps de notre mémoire n’est pas le même que celui de nos souvenirs. Il y a aussi le temps de notre imaginaire, celui des rêves lorsqu’on dort, le temps des cauchemars. Il y a le temps des rêves et des cauchemars éveillés. On est faits de toutes ces couches de temps, on est faits aussi du temps qui s’est arrêté. Par exemple, je pense tout le temps au moment où on perd un être cher. Le temps s’arrête, pas seulement pour l’être cher qui est mort, mais aussi pour celle ou celui qui lui survit. Pour celle ou celui qui lui survit, à la fois le temps s’est arrêté puisque le monde devient un monde sans la personne chère, et vide de la personne aimée. Et en même temps, comme on survit, le temps se poursuit, le temps continue. Et il y a toutes les questions autour de l’amour et du temps. Est-ce que l’amour peut être entier, absolu et ne pas durer toujours? S’il ne dure pas toujours, était-il du vrai amour? Ou pas., ça, c’est une question. Dans le film, j’ai l’impression que chaque personnage, comme pour nous dans la vie, se demande comment l’amour résiste au temps et réagit de manière différente en amour par rapport au temps. Par exemple, le personnage de Marta, joué par Judith, qui est malheureuse en amour avec son mari, jaloux, cherche à échapper à l’usure du temps et prend la fuite. Ce n’est pas un couple sans amour mais surtout mal accordé. Donc elle s’échappe. Son mari abandonné, pour survivre à ce chagrin d’amour qui pourrait le tuer, pour survivre à la perte, à la disparition, il décide d’arrêter le temps et de croire aux boniments d’Albert le magicien, joué par Sergi Lopez. Pour le jeune couple interprété par Rebecca Marder et Paolo Mattei, qui est un couple d’amoureux qui découvrent l’amour pour la première fois, c’est un couple romantique car ils ne peuvent pas vivre leur amour. Pour eux, le temps s’arrête et se poursuit dans l’imaginaire, dans l’imagination du jeune homme. Voilà pour toutes ces questions (elle rit).
Dans la pièce, c’est un peu plus cynique, il y a un complot, une manipulation car l’épouse fuit avec son amant en profitant de l’occasion du spectacle de magie.
N.L. : dans la pièce, l’amant achète au magicien un quart d’heure avec cette femme, avec Marta, et au lieu de laisser revenir Marta, il l’enlève. Moi je n’avais pas du tout envie de ça. J’avais envie que Marta parte seule, d’elle-même.
C’est une différence majeure, je trouve.
N.L. : bien sûr, mais il y en a beaucoup, des différences majeures avec la pièce. Dans l’adaptation, j’espère qu’on a gardé l’esprit d’Eduardo Di Filippo mais il y en a beaucoup. Le personnage de Marta est très différent, plus autonome, plus libre, plus indépendant. Le personnage de la jeune fille joué par Rebecca Marder est très différent aussi. Elle ne tombe pas amoureuse dans la pièce, elle rêve d’amour, mais elle ne tombe pas amoureuse. Et puis il y en a des tas d’autres, des différences.
Dans le film, n’a-t-on pas l’impression que l’amour de la fiction, du spectacle n’est pas plus fort que tous les amours possibles, en fait?
J.C. : ah bah peut-être dans le film. Je ne sais pas (rires).
N.L. : oui, c’est un film d’amour du spectacle. Après, si on fait des films sur nos plus grandes histoires d’amour, arrive un jour, quand on fait du cinéma, du théâtre ou du spectacle, où on a envie et besoin de faire un film d’amour du cinéma et du spectacle sous toutes ses formes car moi j’adore que le cinéma soit impur, qu’il soit fait de beaucoup d’autres arts, du music-hall, du cabaret, du cirque, du théâtre, de musique, de la chanson, de la danse, qu’il soit fait de tout ça. Je ne cherche pas un cinéma pur. J’aime jouer avec toutes les possibilités.
J.C. : c’est aussi la leçon du cinéma.
N.L ; oui, bien sûr, à l’origine, c’étaient des gens du music-hall ou du cirque qui ont fait du cinéma.
Je pensais à l’amour du spectacle car votre film évoque évidemment La Nuit des forains de Bergman ou à des films de Fellini. Comme votre film se conclut sur la caravane qui part et les acteurs qui chantent en l’accompagnant, cela donne l’impression que l’amour du spectacle est plus important que toutes les dissensions amoureuses ou sentimentales.
N.L. : oui, d’une certaine façon. C’est vrai que la fin du film raconte qu’après les chagrins d’amour, ce qui reste, c’est la troupe, l’amour de la troupe. D’ailleurs je parlais des trois âges du couple qui sont représentés dans le film, le jeune couple, le couple du milieu, Marta et Charles, et puis le vieux couple formé par Sergi Lopez et moi-même, c’est un vieux couple qui ne connaît pas le chagrin d’amour lorsque l’histoire commence car ils ont construit une sorte de camaraderie sexy et aussi parce qu’ils travaillent ensemble et qu’ensemble ils aiment leur troupe de saltimbanques.
C’est une brillante idée d’avoir réalisé à partir de la pièce un film chanté, ce que vous aviez déjà fait plus ou moins avec le choeur des Sentiments. Pourtant vous semblez récuser pour votre nouveau film l’appellation de comédie musicale?
N.L. : bah pour moi, les comédies musicales avec lesquelles je suis née, ce sont les comédies musicales américaines avec Fred Astaire, et donc on y engage des danseurs-chanteurs. Parmi nous, aucun n’est danseur et seule Judith est une chanteuse, une grande chanteuse d’ailleurs, une chanteuse lyrique. Elle danse aussi merveilleusement, sans être une danseuse. Rebecca chante aussi très bien et danse aussi mais elle n’est ni chanteuse ni danseuse. Cela me plaisait qu’on soit presque toutes et tous des amateurs. Si j’ai demandé à Judith si elle voulait bien faire le film, j’ai tout de suite pensé à elle pour le rôle, ce n’est pas parce qu’elle est chanteuse. C’est parce qu’elle est l’actrice qu’elle est, la personne qu’elle est. Par chance, elle chante merveilleusement bien. Mais elle bouge de façon merveilleuse…Néanmoins c’est avant tout pour l’actrice et la personne qu’elle est. Chez Denis, Sergi, moi, chez tous les autres, j’aime qu’on soit fragiles. Denis a un chant fragile mais il est tellement incarné que cette fragilité en devient magnifique.
Cela s’inscrit un peu à mon avis dans un mouvement de films qui cherchent à réenchanter la vie, surtout après le confinement, Les Goûts et les couleurs de Michel Leclerc (où Judith et Rebecca jouaient déjà), Tralala des frères Larrieu, Don Juan de Serge Bozon, Le Divorce de mes marrants de Romy Trajman et Anaïs-Straumann-Lévy, qui sont sortis au moment du confinement ou un peu après. Cela va dans le sens de Beaumarchais qui écrit dans Le Mariage de Figaro que « tout finit par des chansons ». Qu’en pensez-vous?
N.L. : oui je ne sais pas s’il y a véritablement un courant. Il y a toujours eu des films qui ont eu envie et besoin de réenchanter le monde.
Cela me semblait assez frappant comme rapprochement, surtout après le confinement. En passant, d’ailleurs, merci à Judith pour son très beau Ave Maria à Notre-Dame de Paris. Je trouve que le vôtre est le meilleur de tous ces films. Feu! Chatterton a composé d’ailleurs les chansons qui sont excellentes. Vous n’avez pas pensé à d’autres compositeurs qu’eux?
N.L. : au tout départ, quand j’ai écrit les premières lignes, je voulais déjà que ce soit eux. Un film chanté et chorégraphié, je me suis dit, ouh la la, je ne savais pas à qui demander. Je savais que je voulais une musique moderne. Je ne désirais pas une musique des années 20. J’aimais beaucoup le travail de Feu! Chatterton. Ce qui l’a emporté, c’est leur enthousiasme et leur disponibilité, et le fait qu’on ait pu travailler très en amont du tournage, ça, ç’était très important. Souvent j’ai une peur, une terreur que la musique arrive trop tard. Lorsque je vois des films, je suis souvent gênée par la musique, je trouve qu’elle n’épouse pas toujours le film. Il n’y a pas quelque chose d’organique entre la musique et le film. Cela vient sûrement des conditions de production. Ce qui coûte cher, c’est le tournage et les productions ont tendance à se dire que la musique, on verra plus tard. C’est possible que ce soit la raison. Tandis que nous, nous étions obligés de travailler en amont parce qu’il y avait des chansons. Les chansons sont chantées en son direct, elles ne sont pas réenregistrées en studio. Je tenais à ça, au souffle, aux maladresses, à la vie, au son direct, charnel. La chance que j’ai eue, c’est que Feu! Chatterton est arrivé un an et demi avant le tournage. On a fait des lectures du scénario, ils ont fait progressivement connaissance avec l’univers, les personnages. Ils ont suivi tous les castings. Ils ont pensé à Judith et Denis, ils étaient présents lors des répétitions, lors des lectures, en faisant des allers-retours entre Florence Seyvos et moi qui leur proposions des paroles. En retour, ils nous envoyaient des mélodies, Arthur Touboul, le chanteur de Feu! Chatterton essayait les paroles en les chantant, les transformait. Leur présence a été précieuse.
Les chansons sont vraiment très réussies. Mes deux préférées sont celle que commence à chanter Catherine Hiegel, Les Pleins pouvoirs, et puis celle de la fin avec cette phrase mémorable « Compagnons des mauvais jours, je vous souhaite une bonne nuit! « .
N,L. : Cette phrase vient d’un poème de Jacques Prévert.
Ah formidable! Vous aviez un choix de mise en scène particulier pour ce film musical?
N.L. : un choix? La mise en scène, c’est tout en fait. Les décors, les costumes, les actrices, les acteurs, la lumière.
Voilà où je voulais en venir en fait. Pour moi, c’est un film idéal pour se remettre d’une pause, de vacances, d’une dépression, pas seulement d’un confinement. Le film vous requinque, vous remet d’aplomb alors que ce n’est pas, du moins pas complètement, un feel-good movie. Il possède des passages sombres, ambigus, avec la mort qui rôde. Néanmoins, à la fin, on se retrouve sur la route, à chasser les mauvais souvenirs.
J.C. : oui, je suis d’accord. C’est un film qui prouve à quel point on peut s’enfermer dans un gouffre, dans ses propres histoires et qu’on a besoin de belles histoires. Il y a heureusement des histoires qui libèrent et celle-ci, c’est une histoire qui libère.
Eduardo De Filippo a écrit cette pièce vers la fin des années quarante, peu après la Seconde Guerre Mondiale. Vous l’avez adaptée dans les années 20, ce n’était pas pour rapprocher le film de notre situation sanitaire et de la grippe espagnole qui sévissait en ces années-là?
N.L. : Non, pas du tout. Pour en revenir à votre question précédente, j’ai l’impression que De Filippo nous prend par la main, il nous raconte une histoire qui nous permet de supporter la réalité, trop cruelle, brutale, violente, aveuglante : la disparition, la perte, la mort, et les chagrins d’amour. J’ai essayé de faire la même chose, on a essayé car on parlait de réalisation, c’est en fait une coréalisation, c’est un art collectif. Mais vraiment, ce n’est pas une conception romantique de la chose, mais du concret. On a essayé de faire ce que De Filippo a fait avec nous, prendre le spectateur par la main, sans l’infantiliser, comme on raconte à un enfant des histoires pour lui permettre de supporter la disparition, la perte et la mort.
Comment avez-vous vécu le confinement? Et quelles sont les oeuvres qui vous ont permis de tenir pendant ces moments difficiles?
N,L. : ma chance cela a été d’être à la campagne et d’apprendre un texte de Thomas Bernhard, qu’on m’avait proposé de jouer au théâtre, mis en scène par Alain François, avec André Marcon et Catherine Hiegel et de lire tout ce que je pouvais lire de Thomas Bernhard.
J.C. : moi je travaillais Pélléas et Mélisande que je devais jouer normalement en juin. Je pensais que le théâtre allait peut-être rouvrir et je lisais Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. C’est un des grands moments de ma vie de lire Victor Hugo.
Vous avez des projets?
J,C. : oui je vais jouer Mélisande dans une autre version aux Bouffes du Nord du 9 au 19 mars. Je reprends La Traviata en septembre à Paris.
N.L : et moi je vais jouer pour Jean-Xavier de Lestrade et Blandine Lenoir. Et j’espère bien que je vais me remettre à écrire.
Et vous avez aussi joué dans Madame Du Barry, qui sera peut-être présenté à Cannes?
N.L. : oui, c’est déjà tourné. Je ne sais pas du tout quand il sortira.
Toute dernière question, hormis le vôtre, avez-vous un film à conseiller, toutes époques confondues, ou qui vient de sortir?
J,C. : oui, il y a un film dans lequel Noémie joue, que je trouve formidable, sur les auteurs, sur les histoires qu’on raconte, justement, sur ce qu’on va puiser de la vérité, sur ce qu’on révèle de notre intimité. C’est absolument passionnant et Noémie est géniale dedans.
N.L. : c’est un film que j’aime beaucoup, c’est un peu idiot parce que je joue dedans (rires)! Mais ce n’est pas pour cette raison. C’est surtout qu’il faut y aller vite, si on veut le voir. C’est L’Envol de Pietro Marcello, un très beau film.
Entretien réalisé par David Speranski le jeudi 26 janvier 2023.