Rencontre avec Hafsia Herzi pour Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck. Première partie : comprendre et ne pas juger

C’étaient de joyeuses retrouvailles car Hafsia Herzi, depuis sa fulgurante apparition dans La Graine et le Mulet, fait partie des comédiennes préférées de la rédaction. Nous ne l’avions pas rencontrée depuis Tu mérites un amour, son émouvant et très réussi premier film. Quatre ans déjà, une éternité….et pourtant il a suffi d’échanger quelques mots pour abolir le temps….Dans Le Ravissement, elle trouve certainement l’un de ses plus beaux rôles, en jeune femme dévorée par la solitude et le mensonge, signe du bel épanouissement d’un talent confirmé. Cette première partie d’entretien sera centrée sur Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck, remarquable premier film d’une cinéaste douée et talentueuse. La deuxième partie explorera les chemins de traverse d’une discussion qui s’est vite développée à bâtons rompus, évoquant tout aussi bien sa carrière d’actrice et de réalisatrice, son mentor Abdellatif Kechiche, et ses prochains projets qui s’avèrent extrêmement prometteurs.

Dans toute votre filmographie, votre rôle dans Le Ravissement ne serait-il pas le plus « négatif »?

C’est vrai, ma filmographie n’est pas très joyeuse et pourtant j’adore rire. J’aimerais bien que ce soit un peu plus positif mais, en même temps, les rôles « négatifs » sont les plus complexes. De plus, ce n’est pas évident de faire rire les gens. D’une certaine manière, cela me plaît d’être à contre-emploi car dans la vie, je ne suis pas du tout comme ça.

C’est même ici un personnage qui accomplit une très mauvaise action…

Oui, c’est un personnage très complexe qui, je pense, arrive au bon moment. Cinq ou six ans auparavant, je ne l’aurais pas abordé de la même façon. C’est sûr qu’avec l’âge, le temps qui passe, la maturité, c’est différent. Un personnage très complexe mais j’aime bien ça. J’aime le défi, par exemple avec ce film, d’être crédible en sage-femme, en passant du temps avec de vraies sages-femmes en maternité. Tout ce qu’on a filmé, c’est une partie qui a été travaillée avant le film, avant le tournage de la fiction, un peu mode documentaire. Je me trouvais avec des sages-femmes qui allaient donner la vie. Avec leur autorisation, je refaisais certains gestes, des visites, des consultations. Je ne savais pas ce qui allait se passer et Iris [Kaltenbäck, la réalisatrice du Ravissement, NDLR] se trouvait dans cette recherche-là de la vérité et c’était super. Les plans volés quand on me voit marcher dans Paris, ça aussi, j’adore. J’aime beaucoup quand c’est pris sur le vif, sans réfléchir.

J’ai suivi un véritable entraînement. Il y avait une sage-femme, Juliette, qui travaillait à la maternité des Lilas. Iris s’est vraiment calée sur son planning. J’étais collée à elle de jour comme de nuit, lorsqu’elle faisait ses visites. C’était ma référence. Quand c’était plus calme, je posais plein de questions, je parlais avec le personnel, j’essayais de comprendre le fonctionnement du métier, je m’inspirais de tout, de leur univers. J’ai découvert que c’était un métier extrêmement difficile. Sur le papier, elles font des gardes de 12 heures mais c’est souvent 14-15h, voire plus. C’est vraiment impressionnant comme métier, un très beau métier.

Depuis la dernière fois où nous nous sommes vus, vous avez connu l’expérience de la maternité. Etait-ce important pour le choix de ce rôle?

Un petit peu, en tout cas, j’étais à l’aise avec les bébés. Car j’ai porté des nouveaux-nés qui n’avaient que quelques heures. Il fallait aussi rassurer les parents en allant les voir et en leur disant que j’avais un peu l’habitude. J’étais à l’aise, c’est sûr, je savais que les bébés étaient très fragiles. Dans le porté, il fallait se montrer crédible, ne pas montrer qu’il y avait un éventuel stress. Si je n’avais pas été mère, j’aurais sans doute plus appréhendé car c’est tellement petit, fragile. C’étaient de petits anges.

Cela devait être difficile pour le jeu car il fallait se mettre vraiment à l’écoute des bébés, à leur rythme.

Moi, cela ne m’a pas dérangée car, vu que j’aime bien l’imprévu, on savait qu’avec un bébé, s’il a envie de pleurer, il pleure, s’il veut dormir, il dort, c’est lui le chef. Le jeu, c’était vraiment l’adaptation et en même temps, il fallait assurer sa sécurité. Bien le porter, ne pas faire de gestes brusques, ne pas trop crier non plus. On s’oubliait un peu. L’important c’était l’enfant.

Par rapport à votre rôle, comment l’interprétez-vous? Lydia, vit-elle un véritable désir de maternité ou ressent-elle surtout un vide affectif qui aurait pu être comblé par une histoire d’amour?

C’est un mélange des deux. Un fort besoin d’aimer et d’être aimée. Pour moi elle ne s’est pas remise de sa rupture, elle se trouve dans un déni de dépression. Mais il existe aussi chez elle un fort désir de maternité. Elle donne la vie, elle voit beaucoup d’enfants, de couples heureux. Sa meilleure amie, en plus, construit une famille. Donc c’est un mélange de tout, une envie d’autre chose.

Vous vous êtes inspirée d’acteurs ou d’actrices pour ce rôle difficile?

Non, je n’aime pas trop faire ça. Ce n’est pas évident de faire comme untel, on aimerait bien mais…J’ai vraiment essayé de me mettre dans la peau du personnage, et de ne pas le juger. Par exemple, toutes les scènes de mensonge, j’ai vraiment essayé d’y croire à fond, de les raconter comme si c’était vrai. Car les personnages mythomanes mentent tellement bien qu’on tombe dans le panneau. Donc voilà, j’avais cette direction-là. J’aime bien les faits divers et essayer d’analyser un peu les gens. Je me suis dit que les gens qui cachent quelque chose de lourd, ce sont souvent les plus discrets. C’est cela qui m’a surtout inspirée, d’essayer d’aller dans cette direction, un peu de m’effacer pour ne pas qu’on s’attende à ce qu’elle va faire. Rester un peu en retrait. Ce sont des personnalités un peu réservées, renfermées, que personne ne soupçonnerait, des gens très doux, très tendres, un peu l’amie parfaite mais qui, au fond d’elle, ne va pas bien du tout.

Comment Iris vous a-t-elle dirigée? Quelles sont les indications de jeu qu’elle vous a données?

Très précises. Elle savait ce qu’elle voulait mais elle nous laissait proposer beaucoup de choses. C’est super pour un acteur car certains metteurs en scène veulent vraiment le respect du texte à la lettre, etc.. En tout cas, moi, j’aime proposer mais d’autres acteurs non. Parfois cela peut me frustrer quand je ne peux pas proposer ceci ou cela, même si ce n’est pas toujours accepté. Mais là vraiment, elle était ouverte aux propositions, elle prenait ce qu’elle voulait. Pour elle, notre jeu, c’était la priorité et pour moi, même en tant que metteur en scène, c’est aussi le cas, pour permettre aux acteurs de s’abandonner. Donc à chaque fois, c’était très précis et on était souvent sur la même longueur d’onde.

Par rapport au personnage, elle vous a donné une ligne de conduite?

Elle m’a vraiment laissée proposer. Le mot qui revenait souvent, c’était « bouleversée », Lydia, elle est bouleversée.

Quand vous avez découvert le scénario, quelle est la chose qui vous a le plus frappée et vous a déterminée à choisir ce rôle?

La beauté de l’écriture. Les personnages qui m’ont beaucoup touchée. Ce personnage de femme auquel j’ai pu m’identifier, que j’ai vraiment trouvé émouvant, très beau, très bien écrit. Les sentiments, l’amour, l’amitié, la solitude. Cela m’a vraiment touchée et ce qui a été décisif, c’est ma rencontre avec Iris. Sa manière de voir le cinéma, ses inspirations, sa façon de parler de la direction d’acteurs.

Oui, vous avez dit que, bien que ce soit son premier film, elle possède déjà une vision de cinéma qui vous a impressionnée. Comment pourriez-vous définir cette vision de cinéma?

Vraiment déjà par l’écriture, j’ai senti qu’il y avait un fort potentiel. Je suis amenée à lire pas mal de scénarios et ce n’est pas évident d’en écrire. Ensuite, l’intelligence de ses réflexions sur les personnages, et de laisser les acteurs proposer. Car ce sont les acteurs qui donnent vie aux personnages. Je ne suis pas du tout fermée à ça, bien au contraire. Cela nourrit le film, les personnages. Tout était très précis. Je n’ai pas eu l’impression que c’était son premier film, pas du tout.

Par rapport aux motivations, préoccupations et pensées du personnage, vous avez nourri une certaine opacité. Vous êtes souvent énigmatique.

C’est voulu. La manière dont le personnage était écrit, c’était ça. Le mot qui revenait souvent dans les discussions avec Iris, c’était « subtilité ». C’est vraiment assez subtil, je ne voulais pas de quelque chose qui serait trop dans la démonstration. Je voulais vraiment essayer de ressentir les choses par de petits gestes mis en valeur par sa mise en scène. C’est sûr que si c’était filmé différemment, on n’aurait pas ressenti ces sentiments-là. Vu qu’elle filme d’assez près, on arrive à être très proche du personnage. Mais je voulais en faire le moins possible, de manière quasi imperceptible. Après, c’est un risque car on peut se dire « elle ne fait rien » mais ce n’est pas rien. Le moins est le plus. A l’intérieur, mentalement, c’est éprouvant. Il faut faire ressentir que cela bouillonne à l’intérieur.

En plus, il me semble qu’on ne voit pas du tout votre famille dans le film. On a l’impression que vous venez de nulle part.

Oui, c’est un peu ça. D’ailleurs elle le dit à un moment, Salomé, son amie ‘mais tu ne vois pas qu’elle n’a pas de famille…Sa mère est morte « . Lydia dit aussi que sa mère est morte. On ne sait pas si c’est vrai ou pas. Ou encore elle répond ça à la mère de Milos quand elle lui demande si sa mère travaille beaucoup. D’après ce que me racontait Iris sur le passé du personnage, c’est vraiment quelqu’un de seul. Et elle le dit à Milos « je n’ai pas de famille, ma seule famille, c’est mon amie Salomé. » Il existe des gens comme ça qui n’ont pas de famille ou qui ne sont plus en lien avec leur famille et qui sont très seuls.

Et ce qui vous a séduite aussi, sans doute, c’est que vous êtes le personnage à part entière, sans être défini par ses origines.

C’est ça qui m’a plu. On s’en fiche des origines, peu importe. C’est là où Iris est très intelligente, elle ne va pas choisir quelqu’un en fonction de ses origines.

D’ailleurs, à mon avis, le personnage n’était pas défini ainsi dans le scénario.

Non, en effet, pas du tout, pas de description physique.

A la limite, le personnage qui est le plus typé, c’est celui de Milos, puisqu’il a une famille serbe.

C’est vrai. Exactement. Cela fait d’ailleurs partie d’une de mes motivations. Le cinéma, c’est ça aussi, d’effacer les différences, de ne pas tenir compte des origines.

Vous avez essayé de faire naître de l’empathie à l’égard de Lydia, en dépit de ce qu’elle peut faire.

Oui c’est important. Je ne voulais pas qu’on la déteste, je ne voulais pas la juger. C’est quelqu’un de perdu qui ne s’est pas remise de sa déception amoureuse et qui s’est perdue intérieurement. Plusieurs fois, elle essaie de dire la vérité, elle n’y arrive pas et elle s’enfonce petit à petit dans le mensonge, bouleversée envers tous les gens qui l’entourent. C’est important pour moi d’avoir de l’empathie, de ne pas juger. Même personnellement, c’est important pour moi l’empathie. Il faut avoir de l’empathie pour l’autre car on ne sait pas ce que les gens vivent. Même parfois par rapport à des gens qui peuvent être désagréables, on ne sait pas, on ne connaît pas leur vie.

Se mettre à la place des autres. Je crois que c’est Simenon qui disait « comprendre et ne pas juger ».

J’essaie en tout cas. Iris était vraiment d’accord avec ça. A partir du moment où on parle d’humains. Lydia n’est pas méchante, elle commet l’irréparable mais elle ne fera pas de mal à l’enfant. Elle voulait juste passer un moment avec lui.

Par rapport à l’écriture, comment avez-vous ressenti le fait que la voix off soit celle de Milos?

Oui, j’ai adoré. Franchement j’ai adoré. Dans sa mise en scène, c’est comme si elle était spectatrice. Ce n’est pas le point de vue de Lydia, c’est comme si elle se projetait dans un rêve ou dans le passé. Ce n’est pas attendu.

Car ce parti pris n’a pas forcément fait l’unanimité auprès des critiques.

Je sais, c’est parce qu’on n’a pas l’habitude. Cela va à rebours du cliché où on entend la voix de la protagoniste pendant tout le film. J’aime bien, il existe vraiment un style, c’est ambitieux parce que souvent on peut se dire qu’on a envie de faire ça et on ne le fait pas. Elle a osé et c’est un effet de style, de mise à distance, que je trouve très réussi.

Entretien réalisé par David Speranski le 7 octobre 2023

Dans la seconde partie de l’entretien, Hafsia Herzi évoquera ses propres films en tant que metteur en scène, les techniques cinématographiques qu’elle rêve d’utiliser, le confinement, Abdellatif Kechiche et Mektoub my love, et ses projets en tant que comédienne et réalisatrice.