Rencontre avec Frédéric Farrucci, Alexis Manenti et Mara Taquin pour Le Mohican : « La Corse est une terre de résistance »

Deuxième film de Frédéric Farrucci, Le Mohican raconte la résistance héroïque d’un berger corse face à la mafia, qui veut récupérer ses terres au profit de l’industrie du tourisme. Éminemment politique, ce western moderne est l’occasion pour le cinéaste de 54 ans de mettre en scène les maux de son île natale et de réunir à l’écran Alexis Manenti et Mara Taquin, deux acteurs engagés en pleine ascension. Triple entretien.

Qu’avez-vous appris ou découvert en travaillant sur ce film ?

Alexis Manenti : J’ai fait beaucoup de rencontres sur place, au sein de ce territoire rural : humainement c’était très enrichissant de travailler là-bas. On a rencontré beaucoup de personnes qui étaient des Mohicans à leur manière, dont Joseph Terrazzoni, le berger qui a inspiré l’histoire du film et qui continue aujourd’hui à faire ce métier malgré les pressions économiques, financières ou mafieuses. Professionnellement, j’ai appris à parler corse, et à courir devant la caméra tout en rangeant mes bras sur les côtés (rires). 

Frédéric Farrucci : Ça m’a beaucoup plu d’avoir ce mélange de comédiens professionnels et amateurs sur le plateau. Les amateurs ont beaucoup de spontanéité, de vérité qui peut vite s’épuiser au fil des scènes, alors que les professionnels sont de plus en plus précis quand les prises s’accumulent. Cet arbitrage était passionnant à mettre en scène. Ce tournage était une aventure un peu folle dans la mesure où le film avait un budget serré : on pouvait faire peu de prises pour chaque scène, il a fallu se déplacer rapidement entre les décors. Nous avions une façon de travailler très tonique, avec une tension constante qui a servi le film. 

Alexis, Mara Taquin, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler avec Frédéric sur ce film ?

Mara Taquin : Quand je lis des scénarios comme celui du Mohican, j’ai tout de suite envie de me battre pour l’avoir. C’est très important pour moi d’avoir un message à faire passer dans mes rôles.

AM : J’avais vu le premier film de Frédéric, La Nuit Venue, qui m’avait impressionné et donné envie de travailler avec lui. Sur Le Mohican il y avait une sorte d’urgence, une vérité. Je trouve important d’être convaincu de la sincérité du réalisateur sur un projet et là c’était le cas. Frédéric connaît le sujet qu’il traite sur le bout des doigts.

MT : Quand tu rencontres quelqu’un à ce point pris par un sujet, tu es obligé de le suivre et de lui faire confiance : c’est ce qui m’a plu chez lui. Et parfois il peut être drôle, mais c’est plus rare… (rires)

Travailler sur ce film a-t-il fait évoluer l’image que vous aviez de la Corse ?

MT : En tant que belge, j’avais peu d’a priori sur la Corse. Je suis arrivée là-bas telle une page blanche, avec très peu de clichés en tête. Frédéric a tenté de me raconter l’histoire politique de ce territoire : je me suis imprégnée de ses récits et de ceux des habitants qui nous entouraient.

AM : J’ai découvert que l’humour corse était certainement l’un des plus grands humours planétaires. Il pratiquent la “macagna”, une façon de taquiner l’autre subtilement et à différents degrés. J’adore ça. 

FF : Pour ma part il n’y a pas eu de découverte, j’étais en terrain connu. Ça m’a permis de travailler plus rapidement, plus intuitivement car beaucoup de choses relevaient de l’ordre de l’évidence. Il y avait aussi un sentiment de légitimité à évoquer ce sujet dans un long métrage. 

La Corse semble avoir le vent en poupe dans le cinéma français : À son image (Thierry de Peretti), Le Royaume (Julien Colonna) et maintenant Le Mohican. Comment expliquer cette place de choix pour des sujets – souvent difficiles – en lien avec l’île de beauté dans les salles obscures ?

FF : Je pense que c’est le fruit d’une politique culturelle en Corse qui a fait en sorte de travailler à l’émergence de cinéastes locaux. Ça a été mis en place il y a une vingtaine d’années et aujourd’hui on en récolte les fruits, que ce soit Thierry, Julien, moi et d’autres cinéastes. Tout cela va de pair avec un désir, chez nous, de prendre en charge la narration liée à notre île et de sortir des clichés qui évoquent la Corse via les actualités, la littérature ou le cinéma. Nous sommes partie prenante de ce territoire et nous partageons tous ce désir d’en parler, d’en évoquer les maux. 

Ces maux semblent aussi résonner ailleurs en France et dans le monde…

MT : Quand on a présenté le film à la Mostra de Venise, on s’est rendu compte que la thématique faisait particulièrement écho aux Vénitiens, où le tourisme impacte leur vie négativement. Lors des avant-premières du film, des personnes sont venues remercier Frédéric d’avoir porté ce regard politique sur les ravages du tourisme au cœur d’un territoire.

Dans un monde où les logiques financières semblent avoir bien plus d’impact que les revendications populaires sur la prise de décision, quel est le rôle du cinéma politique ?

FF : Je ne sais pas si le cinéma politique peut avoir un rôle. Personnellement, je n’envisage le cinéma que dans la mesure où il est politique, donc je me lance sur un projet quand quelque chose me heurte en tant que citoyen. Je ne connais pas l’impact sociétal que peut avoir le cinéma, mais le fait que l’on rencontre, avec Le Mohican, un public qui a envie de débattre, d’en parler, je trouve ça génial.

Le cinéma politique est-il en danger ?

FF : La voix libérale est tellement forte aujourd’hui que le cinéma, dans sa diversité, est en danger. En France on a la chance d’avoir un écosystème vertueux, l’exception culturelle, avec l’un de ses outils majeurs qui est la chronologie des médias : ce sont des systèmes qu’il faut préserver et cela ne passe que par la volonté politique pour que la France puisse continuer à bénéficier de cette diversité dont font partie les films politiques.

Le Mohican embrasse les codes du western, un genre éminemment politique. Quelles ont été vos inspirations de ce côté-là ?

FF : John Ford, beaucoup, et particulièrement L’homme qui tua Liberty Valance, qui évoque les thématiques que je voulais retrouver dans Le Mohican : un conflit de territoire pour lequel la loi s’exprime de manière différente, ce qu’on retrouve sur le littoral corse où l’on ressent une grande tension. Il y a également cet aspect “légendaire” dans le film de John Ford, que je voulais traiter car il y a en Corse une sorte de mythologie populaire, qui érige au rang de légende des figures du banditisme ou de la lutte indépendantiste. Je souhaitais créer une contre-légende avec ce berger, jouer sur ces codes. Il y a toujours une nuance à apporter à la notion de légende : je crois que John Ford est très critique du roman national américain, qui s’est constitué à force de légendes et pas forcément de faits. Son film se termine par les propos d’un journaliste : « Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende. » À force d’imprimer la légende plutôt que la réalité, les Américains oublient que leur histoire s’est construite sur un génocide. Dans Le Mohican, je tenais à ce que la légende se construise autour d’une vérité. 

Comment avez-vous détourné les codes du western pour les adapter à votre vision du film ? 

FF : Je n’avais pas envie d’un héros mais plutôt d’un homme du quotidien qui, confronté à une situation, prend une décision sans se justifier, car réagir autrement aurait signifié la fin de son monde. Il était aussi important pour moi qu’une jeune femme cherche à transformer cette lutte individuelle en combat politique. Le choix de Mara, qui est très engagée politiquement en tant qu’actrice, pour le rôle avait du sens pour deux raisons : déconstruire le cliché d’une Corse exclusivement patriarcale, où les femmes n’auraient pas droit au chapitre, et apporter une forme d’espoir dans le monde tel qu’il est. 

Alexis, Mara, aviez-vous conscience de cette dimension lors du tournage ?

AM : L’aspect western est quelque chose que Frédéric m’a tout de suite évoqué quand on a commencé à travailler sur Le Mohican. Tout s’y prête dans le scénario : la chaleur, l’étable, ces personnages taiseux, ces confrontations… Il y a tous les éléments du western moderne. 

MT : C’est un western à échelle humaine donc on ne glamourise pas la cavale, on la garde dans un ancrage politique tout en y amenant une sorte de tension : jouer avec les registres, c’est la force de Frédéric.

« Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende. » Qu’aimeriez-vous qu’on imprime pour parler de votre film ?

FF : « On peut encore dire non. » Les personnages du film me touchent car ce sont des figures de résistance qui disent « non » au système, qui balayent tout. C’est encore possible de faire ça. 

AM : « La Corse est une terre de résistance et elle le reste encore aujourd’hui. » Bien-sûr, il n’y a pas que du bon sur cette île, mais il y a quand même des personnes qui résistent là-bas. 

MT : « Dire « non » peut prendre une dimension universelle. » Nous vivons dans un monde ultra-libéral où l’argent prend le dessus sur tous les rapports de pouvoir, mais le peuple, s’il veut s’opposer à des décisions avec lesquelles il n’est pas d’accord, peut se rassembler et se battre.

Propos recueillis par Kévin Corbel le 24 janvier 2025.