C’est un baptême de feu pour Peter Dourountzis : après trois courts métrages (Errance, Le dernier raccourci, Grands boulevards), le cinéaste signe son premier long avec Vaurien. A la fois chronique sociale et film de genre, Vaurien suit les pas d’un tueur en série qui, au gré de ses pulsions, décide du destin des femmes qu’il rencontre. Entretien avec le réalisateur et scénariste Peter Dourountzis.
Vaurien est votre premier long-métrage, comment accueillez-vous cette rencontre entre le public et votre cinéma ?
Jusqu’à présent, mon public, c’est moi en tant que spectateur, c’est moi depuis quarante ans qui aime autant Indiana Jones que Star Wars, que Paul Verhoeven ou Claude Sautet. Je ne sais pas vraiment à qui je m’adresse en faisant des films, si ce n’est moi. Et c’est un rapport un peu contrarié car ça fait un an que le film est prêt, je suis déjà dans une nouvelle phase d’écriture. Vaurien a été tellement long à faire, il y a un décalage permanent.
Le film appartient à la Sélection Officielle de Cannes 2020, quel regard portez-vous sur cette nomination ?
Je vais commencer par un petit coup de gueule : Cannes monopolise l’attention de janvier à mars et ça se traduit en post-production par de forts rushs lors du montage. Personnellement, je n’y croyais pas du tout et je n’avais pas encore de bâcler mon film. Il y avait une double urgence, car en plus de tenter d’accrocher une sélection, il y avait la menace du confinement. On savait que le 18 mars on ne pourrait plus continuer à travailler. On a pu terminer le montage à temps et envoyer le film à Cannes. Ça n’a pas été une expérience agréable. Heureusement, j’ai pu fignoler le montage par la suite et revenir sur des éléments qui ne me plaisaient pas. Pour la sélection du film, c’est chouette et inattendu, j’apprécie que l’on donne de la lumière à des premiers films. Quand on vient de nulle part, on ne s’attend pas à atterrir dans la lumière.
Racontez-nous le parcours qui vous a mené à Vaurien.
J’ai fait l’ESRA (ndlr : L´École supérieure de réalisation audiovisuelle) à Paris en trois ans. On nous avait prévenu que ça serait long et fatiguant de faire du cinéma, que l’on n’y arriverait pas tous, on était donc sensibilisé à cette réalité. C’était difficile et cher. Quand on en sort, on a deux choix : abandonner ou aller sur les plateaux de télévision, de cinéma et accepter de gravir les échelons un par un en espérant rencontrer les bonnes personnes. Je n’avais pas la flamme à ce point, j’ai donc décidé de postuler au SAMU social à Paris pour avoir une expérience professionnelle, mais aussi pour commencer à enquêter sur un sujet, notamment celui des tueurs en série. Ce qui m’avait marqué dans les années 90, c’est qu’il s’agissait souvent de vagabonds qui faisaient le 115. J’avais envie de voir de quoi était fait leur quotidien. De 2003 à 2010, j’ai travaillé et emmagasiné des informations. En 2010, j’ai une réaction d’orgueil, je me mets à écrire. Je rencontre rapidement un producteur qui me fait confiance et on développe ensemble plusieurs courts-métrages dans l’espoir de convaincre des financiers, dont le SNC, d’injecter de l’argent. Ça ne fonctionne pas, donc je suis obligé de maintenir le travail au SAMU social et la réalisation. Au bout d’un moment, comme ce n’est pas viable, je décide de faire un congé sans solde et de me lancer dans l’aventure Vaurien avec le peu d’argent qu’on a.
Comment avez-vous écrit le personnage de Djé ? Quel était votre état esprit ?
Pour trouver les clés du raisonnement de Djé, incarné par Pierre Deladonchamp, il fallait que je le rende le plus simple et clair possible. Qu’est que je ferais si j’étais à sa place pour survivre ? Comment il fait pour se cacher, se dissimuler, pour rester libre. Tout est parti de quelque chose que j’ai récupéré de la vie de Guy Georges, un tueur français qui a sévi dans les années 90. Il avait une spécificité, dans les squattes où il vivait, il avait un surnom, il s’était créé un personnage de bon vivant, de mec qui claque son RSA pour aller acheter à manger pour tout le monde. J’ai rencontré des gens qui ont vécu dans le squat avec lui, ils ne parvenaient pas à faire le lien entre la personne du procès, qui faisait ses aveux, et celui du quotidien, qu’ils connaissaient intimement. Je me suis dit que ça serait intéressant de faire un film, non pas sur Guy Georges, mais sur ce squatteur à qui on fait confiance et qui s’avère être une énorme trahison, une imposture. Ce faisant, tu t’intéresses forcément aux personnages secondaires. C’est eux qui sont trahis. J’ai été touché par ces gens et j’ai eu envie de faire le film sur eux.
Le film donne la parole à une France périphérique, celle des sans-abri, des travailleurs ultra-précaires, des marginaux et des plus démunis.
Comme dans La haine de Mathieu Kassovitz, ils passent le temps, ils rigolent, ils font des conneries, mais ce n’est pas non plus des crimes, ils ne sont pas dans un trafic. C’est quelque chose qui m’a marqué au SAMU social, j’ai vu plein de gens dans la merde, mais ils gardaient le sourire. Une autre chose qui m’avait frappé, ce sont les nombreuses remarques misogynes, sexistes ou racistes. C’était quotidien, mais tu ne peux pas toujours les reprendre, ils ont déjà suffisamment de problèmes dans la vie. Parfois tu te permets de le faire, tu dis attention, mais à leur niveau ce sont des excès que je pouvais pardonner. Dans le film, ces discours ordinaires permettent à Djé, qui est un criminel, de se planquer. Il est protégé par une société un peu déconnante. Il y a une séquence sur un chantier où plusieurs personnages parlent des filles qui passent dans la rue, ils ont des remarques horribles et sexistes, mais ça passe crème car ils sont maladroits, ils ne sont pas méchants. C’est honteux, mais le vrai scandale, c’est que le vrai criminel est parmi eux, parfaitement caché. Personne ne le repère car on pardonne beaucoup de choses au quotidien. J’aimais bien cette dimension, cette idée d’un Djé caché dans les péchés de la société.
Il est difficile d’avoir de l’empathie pour un personnage qui n’existe qu’au travers de ses pulsions criminelles ou sexuelles.
C’est quelque chose que je trouve magique et propre au cinéma, c’est qu’en tant que spectateur, on a de l’empathie. C’est l’essence même du spectateur. Il passe son temps à se mettre à la place d’autres personnages, à ressentir des émotions avec un avatar. Avec Djé, au bout d’un moment, on en a marre, on veut passer à autre chose et rencontrer des personnages avec de l’empathie. Tu ne veux pas rester avec un sociopathe qui ne ressent rien pour personne. Au début du film, il y a un va-et-vient avec Djé, on a envie qu’il lui arrive de bonnes choses, mais au final on voit bien que c’est un agresseur. Il est sympathique et mignon, mais c’est un tueur. Maya, c’est la porte de sortie du système Djé. J’adore les films un peu durs, Irréversible de Gaspar Noé par exemple. Je n’ai pas le talent, ni les épaules pour faire scandale et aller dans ce sens de l’expérimental, sans retenue. J’ai envie de divertir, de surprendre le spectateur. C’est mon premier film, je veux montrer patte blanche et éviter les coups de Trafalgar. Il n’y a pas de « screamer » ou des gorges tranchées, mais il y a les cinq minutes avant le crime, il y a le malaise.
Le malaise occupe une place centrale dans le film, il s’agrippe au récit et semble dire quelque chose du quotidien.
Si tu mets les crimes de côté, il ne reste que le malaise. Djé dérange une fille dans un train, dans la rue, dans un ascenseur, dans un bus, il essaye de s’introduire chez des femmes seules. C’est du harcèlement de rue, de la misogynie ordinaire, c’est toutes les questions qui nous agitent depuis MeToo. Ça me plaisait de me dire que le tueur en série, c’est la figure type du patriarcat, le portrait robot de ce qui dysfonctionne dans la société actuelle. Quand tu cherches à faire un tueur, tu penses à Jason, à Halloween, tu veux quelque chose d’original. A bien y réfléchir, je m’étais dit que s’il y a bien une chose fait flipper les gens, c’est le SDF, tu ne veux pas devenir lui. Et la seconde chose, c’est l’homme blanc en position de domination, dans l’espace public ou intime. Il s’en sort toujours et on lui fait confiance. On ne peut pas s’empêcher de faire confiance. Djé est un véritable piège. On n’est pas sur une figure à l’américaine, très concept, mais sur quelque chose de social, très européen ou coréen. Cette dimension sociale me plaît bien.
Pierre Deladonchamp, magnétique et terrible, incarne avec intensité le rôle de Djé. Comment s’est passée votre rencontre ?
On a pas fait de casting pour Pierre Deladonchamp. Le souci avec les acteurs qui ont déjà débuté leur carrière, c’est qu’à moins de s’appeler Scorsese, ils n’acceptent pas de faire des essais. Si tu penses que le comédien correspond à ton personnage, alors tu proposes le rôle. C’est ce que je trouve dommage, je sais que les essais ce n’est pas facile, mais tu as quand même envie de savoir si la personne visualisée correspond à ton personnage. Dix ans plus tôt, j’avais Roschdy Zem qui sortait des films de Xavier Beauvois. Je suis passé par des phases, je ne voulais pas que mon film soit récupéré par le Rassemblement national ou le ministère de l’intérieur. J’ai rencontré Pierre et le projet lui a plu. Ça ne lui fait pas peur de se mettre en danger.
Parlez-nous de la direction des acteurs.
C’est ce que j’ai préféré, il y avait plein de profils différents. Il y a des jeunes qui, je pense, vont devenir des comédiens de premier ordre, comme Raphaël Quenard ou Marie Colomb. Ils devaient être naturels tandis que Pierre devait composer. C’était drôle. Les jeunes étaient dans American Graffiti et Pierre dans Halloween. Il était confronté à plusieurs écoles de jeu, ça correspondait bien au personnage caméléon de Djé.
Comment avez-vous travaillé la bande originale du film ?
On a écouté avec mon père, qui est un musicien à la retraite, des vieux titres de Morricone. L’objectif, c’était surtout d’accompagner, ça lui donne un côté rétro et fauché que j’aime bien. Le film n’avait pas nécessairement besoin d’une bande-son.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Je suis un peu boulimique de projets. Il y en a un sur les journalistes de faits divers qui parcourent la France pour courir après le scoop, c’est de l’humour noir avec une dimension sociale. C’est un projet avancé, il est déjà écrit et est en phase de casting. Il y en a un second sur la police, sur l’institution qui dysfonctionne, j’ai L.A Confidential en référence. J’aimerais un film avec plusieurs personnages qui se croisent, quelque chose de dense qui raconte un aspect de la société.
Entretien réalisé en juin 2021.