Limonov – The Ballad : un récit virtuose de la vie d’un homme insaisissable

Après un passage par la section Un Certain Regard en 2016 avec Le Disciple, puis par la Compétition en 2018, 2021 et 2022 avec respectivement Leto, La Fièvre de Petrov et La Femme de Tchaïkovski, le cinéaste russe Kirill Serebrennikov concourt à nouveau pour la Palme d’or avec Limonov, The Ballad. Adaptation du roman de l’écrivain français Emmanuel Carrère (qui fait une apparition dans une scène, un dialogue avec l’anti-héros dans une cafétéria), sorti en 2011, le long métrage retrace de manière fragmentée sur près d’un demi-siècle la vie du dissident et poète soviétique Edouard Limonov.

Il fallait tout le talent de Serebrennikov pour réussir un tel pari : raconter en près de 2h20 la vie mouvementée d’Edouard Limonov.

Dès les premiers plans, on identifie assez facilement le style du réalisateur russe : une mise en scène virtuose et puissante, un aspect fiévreux indéniable (ce que d’aucuns lui reprochent avec insistance), une musique rock et punk très présente et le choix d’une narration « éclatée » donnant l’impression d’un kaléidoscope visuel. Un sentiment, en outre, renforcé par le recours à du dessin ou des inscriptions / des mots apparaissant à l’écran. Il fallait tout le talent de Serebrennikov pour réussir un tel pari : raconter en près de 2h20 la vie mouvementée d’Edouard Limonov.

Un homme insaisissable et toujours dans la contradiction dont Serebrennikov est loin de faire l’apologie

Tout à la fois ouvrier dans une usine à Kharkov, militant, révolutionnaire, dandy, voyou, majordome ou sans abri, il fut un poète enragé et belliqueux, un agitateur politique et un romancier qui essaya lui-même d’imprégner sa légende. Une vie qui nous emmène dans un voyage à travers les rues agitées de Moscou et les gratte-ciels de New-York, des ruelles de Paris au cœur des geôles de Sibérie. Un homme insaisissable et toujours dans la contradiction dont Serebrennikov est loin de faire l’apologie. Bien au contraire. Par des partis pris formels (comme par exemple, le fait de faire défiler en un plan-séquence plusieurs dates, inscrites sur des murs), il réussit à rendre palpable à l’écran toute la complexité d’un homme, à la fois fascinant et abject, marginal épris de liberté mais qui dirigera à son retour en Russie un parti ultranationaliste.

Antipathique, arrogant, irritant et douteux quant à ses opinions politiques, Limonov l’était assurément. On a d’ailleurs reproché au cinéaste de ne pas insister sur son virage politique dans les années 2000, lorsqu’il apporta son soutien aux milices nationalistes serbes, prenant la pose au-dessus de Sarajevo avec Radovan Karadži ou justifiant quelques années plus tard l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En effet, seul un carton final donne des explications à ce sujet. Mais peut-on vraiment reprocher à Serebrennikov d’avoir choisi un axe d’étude, de proposer sa vision de l’œuvre de Carrère ainsi que de Limonov ? Et, ainsi, l’accuser d’être tombé dans le piège de la fascination pour un homme bien peu intègre ? Pour l’auteur de ces lignes, il n’en est rien. Exilés, bannis de leur pays, menacés ou même arrêtés, Limonov comme Serebrennikov l’ont été : c’est probablement le seul point commun entre les deux hommes. En réalité, s’il n’en condamne pas ouvertement les faits et gestes, c’est pour mieux explorer les aspects vénéneux de son sujet.

Enfin, il convient d’évoquer le comédien principal qui interprète avec brio Limonov, Ben Whishaw. Il est remarquable, incarnant parfaitement les errances multiples de son personnage. Il est un candidat très sérieux au prix d’interprétation masculine, à moins que le long métrage ne glane un prix plus important, ce qui ne serait pas franchement immérité.

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RÉALISATEUR : Kirill Serebrennikov
NATIONALITÉ : France, Italie
GENRE : Biopic
AVEC :  Ben Whishaw, Masha Mashkova, Tomas Arana
DURÉE : 2h18
DISTRIBUTEUR : Pathé
SORTIE : Prochainement