Les Chroniques de Poulet Pou : réflexions sur L’Eté dernier de Catherine Breillat

Soudain l’été dernier (Mankiewicz, 1959) / Dronningen (el-Toukhy, 2019) / L’Été dernier (Breillat, 2023).

Evil mothers. Admirez l’abnégation de votre humble serviteur qui, pour vous causer de la-sortie-du-moment-qu’il-faut-voir, se tape non pas un, mais trois psychodrames incestueux. Je dis, abnégation, autant mettre fin au suspense tout de suite — j’ai trouvé le Breillat super, les deux autres beaucoup moins. À la première vision il y a quelques années, le Mankiewicz m’avait gonflé. La re-vision ne m’a guère fait changer mon appréciation, quoique détail, une réplique m’a touché. Il existe un mot pour désigner les gens qui ont perdu leur époux, un autre pour ceux qui ont perdu leurs parents. Mais aucun pour ceux qui ont perdu leur enfant. C’est émouvant, non. Quoi qu’il en soit, le thème broyage-de-l’individu-pour-la-sauvegarde-des-apparences-bourgeoises fait écho aux deux autres films, de même que le personnage de mauvaise mère campé par Katharine Hepburn — personnage-repoussoir, qui énonce pourtant la réplique en question. Outre la psychanalyse à la sauce Hollywood, le flashback grotesque et les tartines de dialogues, je me suis demandé si la faiblesse du film ne résidait pas dans le choix de ne pas montrer le véritable boss des méchants — le fameux Sebastian, dont il est question du début à la fin. Manière peut-être de dédouaner le grand Mankiewicz, et de rejeter la faute sur l’auteur de la pièce de théâtre et du scénario — qui n’est autre que le grand Tennessee Williams. Mais le scénario constitue-t-il réellement une excuse.

Question qui nous amène aux deux autres films. Le Breillat est un remake, tout ce qu’il y a de fidèle à celui de la danoise May el-Toukhy. Je n’exagère pas, situations et dialogues sont le plus souvent strictement identiques. Cependant plusieurs choses. Petit a, le Breillat dure 20 bonnes minutes de moins, c’est-à-dire qu’il se débarrasse de tout superflu — y compris la BO ambient-relou, avantageusement remplacée par Dirty Boots de Sonic Youth, suivi du véhicule post-SY de Kim Gordon, j’ai nommé les excellents Body/Head. Petit b, les comédiens français, Léa Drucker — qui a un petit air de Kim Gordon, peut-être — en tête, sont nettement plus séduisants que leurs homologues scandinaves. Petit c, la mise en scène est souveraine. Là où el-Toukhy se perd en drones surplombants façon Dieu-le-Père-accusateur, Breillat regarde à hauteur d’homme, et magnifie chaque séquence en accordant la plus grande attention aux détails — gestes, mimiques, objets. C’est fou, le remake conserve tout ce qu’il y a de bien dans l’original — la rigueur du scénario, par exemple —, et là où il dévie, ne serait-ce que légèrement, c’est pour le meilleur. Vous me direz, c’est plus facile de faire mieux à partir de quelque chose, que de faire bien à partir de rien. Maybe so, mais laissez-moi vous donner un seul exemple pour vous expliquer de quoi il retourne. Scène de confrontation entre les parties, la belle-mère, le beau-fils, le père. El-Toukhy les montre installés face-à-face au salon. Breillat prend le temps de montrer le salon vide, avant. C’est lui — le confort bourgeois — qui est en jeu dans cette affaire. La beauté cruelle du film est toute entière contenue dans ce genre de détails décisifs. Le scénario une excuse, je vous laisse conclure par vous-mêmes.

Nouvelles réflexions sur L’Été dernier.

Je vous parlais de mise en scène souveraine, telle mimique, tel geste sont-ils à mettre au crédit de la réalisatrice, ou de son actrice, that is the question. Mais pourquoi vouloir trancher, au fond. Le cinoche est un boulot collaboratif. L’ai-je rêvé, m’a impressionné — au sens photographique — un moment fugace. À peine une seconde, pendant laquelle le visage de Léa Drucker se défait en une affreuse grimace, quand elle entend son beau-fils qui rentre à la maison, accompagné d’une jeune fille de son âge. Il est tard, attablée à la cuisine, des dossiers ouverts devant elle, un verre de blanc à la main, elle est vaguement en train de travailler, et surtout de picoler — observons qu’elle picole sans arrêt. Quelles pensées lui traversent l’esprit, jalousie peut-être, encore inconsciente — la liaison n’a pas encore débuté —, crainte de paraître ivre, de paraître avilie, vieille, laide. Crainte qui la rend laide. Courage de l’actrice qui ose montrer son mauvais profil, courage du personnage qui se recompose in extremis un visage d’adulte avenant et respectable, juste avant l’arrivée du couple d’adolescents dans la pièce. Autre détail, je ne l’ai pas remarqué moi-même, mais la personne chère à mon cœur m’a indiqué avoir noté un plan laissant voir les cheveux gris sous la teinture blonde de l’héroïne. Citation de Mort à Venise, maybe. Il est vrai que de son côté, Samuel Kircher — AKA Théo, astuce — évoque un mélange entre l’ange de Théorème et le Tadzio de Visconti.

Dans le film danois, l’actrice Trine Dyrholm paie bien plus de sa personne — scènes de coït explicites, caméra qui s’attarde sur les plis de son abdomen —, mais paradoxalement c’est moins émouvant. Peut-être la moindre ambiguïté de ses agissements et ses traits plus masculins limitent-ils l’empathie du spectateur — rides peut-être, mais nulle fêlure, elle n’est rien d’autre qu’une prédatrice assouvissant son désir sexuel.