Les Chroniques de Poulet Pou : Licorice Pizza, la course vers l’impossible bonheur

Carl Wilson meets Judee Sill. Il y a de ça, non ? En tous cas, difficile de résister au charme exotique des deux interprètes principaux. Je dis exotique, c’est que ça change de voir deux visages pas spécialement beaux, en tous cas peu conformes aux canons hollywoodiens habituels, amoureusement filmés dans une lumière caressante. Je ne suis pas particulièrement fan de PTA, premier contact désastreux il y a de nombreuses années avec Punch-Drunk Love, dont un ami bien intentionné m’avait prêté le DVD, ami que je crois avoir à l’époque chagriné en lui avouant n’avoir pas du tout aimé. Pas tellement préféré There Will Be Blood ni Inherent Vice, beaucoup plus The Master, et surtout Phantom Thread et son omelette spéciale. Bref tour d’horizon dans le but de vous expliquer que celui-là, j’y allais mi-figue mi-raisin — c’est raccord avec le patchwork (pizza) sucré (réglisse) que constitue le film.

Teen movie, time capsule, voilà ce qu’on synthétisera probablement, mentionnons une citation sophistiquée de Taxi Driver qui cligne de l’œil en direction des cinéphiles de tous poils, ainsi que des apparitions inattendues de stars vieillissantes, lesquelles y vont allègrement de leur numéro comico-grotesque. Mais pour vous parler franchement, ce que je retiens surtout, ce sont moins les subtiles notes dissonantes que distille la différence d’âge entre les amoureux, ou le début d’odeur du cadavre encore frais des sixties qui plane sur l’histoire, que les innombrables travellings avec nos héros qui courent, seuls ou à deux, dans la lumière mordorée — alors que retentit triomphalement une chanson vintage. Les Doors, David Bowie et tutti quanti, c’est facile mais ça marche à tous les coups. Ces cavalcades m’ont rappelé les récentes Amours d’Anaïs (Bourgeois-Tacquet, 2021), à la différence près que dans Licorice Pizza, personne ne va à la plage, détail qui m’a du reste interpellé — comme le fait qu’on n’entende aucune chanson des Beach Boys dans la BO.

Je vous parle d’attendrissantes cavalcades aux sons triomphaux de tubes immarcescibles. Immarcescibles, vraiment ? La vitalité de façade de ces images n’est peut-être qu’un leurre. Que représente ce motif aux personnages qui galopent sans cesse ? Une course vers l’avenir, un futur incertain, et vaguement menaçant (le pétrole, c’est terminé). Si je dis ça, c’est peut-être uniquement dans ma tête, c’est mon pessimisme atavique qui parle. Cependant, c’est aussi ce que j’ai retenu du couple dysfonctionnel — ou, à tout le moins, au modus operandi totalement pervers — de Phantom Thread, ou de ceux des films de Scorsese, cinéaste cité de façon explicite par Licorice Pizza. Évocations qui font que, malgré le happy end, je ne vois pas vraiment l‘avenir d’Alana et Gary en rose. Deviendront-ils un horrible businessman sans scrupules flanqué d’une épouse avide ? Ne le sont-ils pas presque déjà ?

Du reste, que voit-on dans le film, à part des gens qui courent ? Des gens qui font la queue. Élèves avançant vers le stand du photographe au lycée, automobiles vers la pompe à essence du salut. Mais est-ce vraiment le salut qu’il y a au bout, semble s’interroger Gary en se courbant comiquement — parenthèse, le photogramme en illustration n’est pas sans rappeler l‘attitude inquiète de Tilda Swinton dans une scène marquante de Memoria de Weerasethakul. Revenons à nos rangs d’oignons, dans mon esprit négatif se forme l’image d‘une file d’attente se dirigeant vers l’abattoir. L’incroyable séquence dite du camion ne met-elle pas en scène le mouvement contraire ? Comme si, en dévalant la pente en sens inverse, Alana tentait, dans un geste éperdu, d’inverser la flèche mortelle du temps. Faux teen movie, vrai memento mori ? Voire. Ne désespérons pas trop, ils ont toute la vie devant eux.