Les Chroniques d’Ana : retour sur Grand Paris de Martin Jauvat. La (vraie) fracture

Leslie est un grand adolescent, banlieusard, taciturne, d’origine afro- brésilienne sans doute, amouraché d’une fille qui le quittera sans un mot ce dont il ne se remettra pas dans son jogging bleu. Renard prétend lui être pied-noir avec sa couleur blond peroxydé, son survêtement rose, et ses petites lunettes : ici Martin Jauvat lui-même du haut de ses 28 ans et de ce premier long métrage, pris entre son précédent Grand Paris Express et Les Vacances à Chelles. La banlieue parisienne, où le récit se passe, semble au passage avoir de beaux jours au cinéma, cf. le récent Normale (O. Babinet) qui se passait à Chelles, exploitant les mêmes ressorts de territoires avec ses paysages comme abandonnés. Voici donc nos deux personnages qui se rencontrent à un arrêt de bus, Leslie ayant pour mission – il n’a que ça à faire, et son compère pas plus – d’aller récupérer un colis pour Leroy, le dealer sur chaise roulante du coin, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse. De problèmes techniques en annulation sur les lignes, ils se retrouvent bloqués à la Hacquinière où leur chemin les fait tomber sur un artefact aux symboles antiques découvert sous l’eau d’un chantier du Grand Paris Express, cet axe de transport en commun devant relier toutes les banlieues entre elles ! C’est alors que commence l’investigation sur l’origine de l’objet, de recherche sur le net en coup de fil, de présentation en démonstration, et c’est drôle ! De rer en métro, du noctilien aux longues marches, leur journée se prolonge à s’incruster, invité par un étudiant des grandes écoles décalé, dans une fête au jardin dans laquelle leur jolie hôte improvise un rap aussi hallucinant qu’émouvant, à retrouver un ami livreur de sandwichs de nuit aux noms cocasses – et de drogues douces au passage – dans son estafette jusqu’à aboutir chez un illuminé, ancien serveur chez Macdo et nouvellement contrôleur de bus, qui a élaboré l’idée d’un complot dont le cœur se situerait au centre de la tour de télévision TDF de Romainville. C’est qu’en banlieue, l’imaginaire, bien qu’abandonné par l’art, la culture et tout ce que la capitale recèle, ne s’ennuie pas… S’en suivra le périple à la recherche non pas de l’arche perdue mais de toutes les micro-pyramides construites (au lac de Cergy-Pontoise par exemple) dans des forêts perdues de ces aventuriers dont le trésor trouvé ne doit pas valoir plus de vingt euros… Avec eux, on traverse, depuis la cité, des zones, des gares, des arrêts, des ronds-points…, on partage leurs blagues pas piquées des vers, on parcourt, voire on court lorsque des policiers débarquent, on rit aux réparties et dialogues aussi décalés qu’ils sont mystico-cosmiques, aussi inquiètes au fond que graves…, ce jusqu’à s’envoler près des étoiles…

En 1h12 donc, c’est un petit film pour faire un tour du Grand Paris, la Couronne comme on dit, à la manière d’un lieu-dit abandonné où les jeunes n’ont rien à glander, ayant laissé de côté leurs études, même s’ils sont capables de téléphoner à une historienne de l’université pour savoir si hiéroglyphes il y a dans leur totem. Martin Jauvat semble un tendre, prêt à faire hommage à des non lieux – où il a grandi –, à des types dont il fait le rapide portrait avec une tendresse non dissimulée. C’est ainsi que Leslie est fier mais économe en mots, plutôt négociateur mais aussi circonspect, quand son ami est un tchatcheur, ce qui est facilité par sa couleur normée – dit son ami –, le passe partout qui drague les filles spontanément, lui qui connaît la mer où son grand-père peut lui prêter une mobylette pour aller contempler d’en bas les falaises (d’Étretat) : c’est d’ailleurs ainsi – et pas que – se terminera le récit, pour ces deux jeunes gens pas si paumés, emportés dans un ailleurs, à les réveiller, ou à les faire rêver à autre chose qu’à une vie à l’horizon prédestiné. Que ce soit à travers des dialogues surréalistes auprès un conspirationniste dont l’érudition détonne, ou en contemplation alcoolisé devant un lointain paysage parisien où tourner autour de rond-point est leur joyeuse activité, ou dans un perpétuel mouvement à essayer de rejoindre leur cité, ce n’est plus à une recherche (du temps perdu) qu’on assiste mais à un combat à s’essentialiser dans un monde où ils n’ont pas de place attitrée. Pour égayer son image, les couleurs du film sont saturées, les lumières sont électrisées ou fluo, quand la musique alterne entre piano, guitare et flûte pour illustrer les états des personnages ou des sons électro pop à créer une ambiance de science-fiction. C’est qu’ici il est bien plus question de science, et de sociologie que de fiction, dans ce film pris entre réalisme et surréalisme, mais qui n’hésite pas à se clôturer sur une scène de science-fiction, à intégrer le rêve, l’étrange, l’ailleurs, et le rare dans la morne plaine.

Rare, telle est leur amitié, et c’est ici que le film revêt toute sa tendresse. Leslie et Renard, mais pas que, démontrent ensemble une maturité, faite de désaccords et de ré.unions, rarement vus de la sorte au cinéma récemment, entre des jeunes de leur acabit : les gestes de tendresse qu’ils échangeront après une dispute dont l’origine est davantage la fatigue et la lassitude qu’un vrai conflit, répondent d’ailleurs à toutes les situations dans lesquelles les personnages font preuve de solidarité entre eux. À Amin qui nourrit les affamés gratuitement ou les rapproche, à Morno qui partage ses savoirs avec eux, aux hôtes festifs qui les acceptent comme à cette jeune fille bourgeoise qui ne dénigre pas le pataud Renard jusqu’au grand-père capable d’accueillir les deux jeunes… en impro. Après les isolements liés au confinement, de nouvelles solidarités nées post covid, des cagnottes pour les fidèles des manifestations contre la loi retraites, voici venus des films (on pense encore à Normale !) où l’espoir est venu remplacer le désespoir, et sans parler de joie, une forme de bien vivre ensemble reste « visible » pas qu’à la Capitale ! Car ces Goonies pour qui « Les Yvelines, c’est le monde de Narnia » ont découvert non pas une île au trésor (cf. le film de G. Brac) mais la possibilité de s’aimer, et de partager du (vrai) temps ensemble, qui de perdu passe à gagné, sans nécessité de consommer, téléphoner, s’agiter. Jauvat remercie-t-il des inspirateurs en citant B. Forgeard ou A. Peretjatko ? S’il emprunte à la prétendue désinvolture de leurs œuvres (par exemple dans Yves ou La Loi de la jungle), son film démontre une capacité d’humilité et une force comique dont la frappe peut se situer à des kilomètres de Paris et de toute une industrie du cinéma à qui Grand Paris n’a rien à envier. C’est de bric et de broc, c’est un film de mecs, et entre potes, certes, c’est foutraque et digne de « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ».