Normale : une dolce Chelles vita !

Olivier Babinet semble avoir déjà des thèmes de prédilection, arrivant à son quatrième long métrage, et toujours ce goût du mélange entre le doux et l’amer, le dur et le tendre. On se souvient particulièrement du précédent et très drôle Poissonsexe, film avec lequel Normale vient entretenir une relation toute particulière. En effet, alors qu’il était question d’un poisson étrange, l’axolotl, d’un scientifique pas moins étrange, incarné par le singulier Gustav Kervern, entretenant une relation avec une Lucie pas moins originale versant d’une directrice de recherche bloquée sur la reproduction, c’est ici une nouvelle Lucie, éminemment incarnée par Justine Lacroix qui se retrouve en prise avec un papa malade, incarné par Benoît Poelvoorde, et venue former un duo avec Étienne, un copain de collège, accusé d’homosexualité parce qu’il est un garçon fin et déjà fin styliste. C’est donc, encore, une histoire de trio, de paternité, de sexualité naissante, et d’entraide qui fonde le récit de Normale, un film plutôt « normal », fait de la complexité de vies pas aidées et d’une volonté pourtant de s’en sortir, fait de réalités et de fantaisies venues les agrémenter. Une récurrence aussi consiste à commencer par le cumul des problèmes – manque d’argent, isolement scolaire, maladie, déchéance, solitude, assistance sociale – concernant les personnages, méthode alourdissante, sauf quand il est question de les résoudre : Babinet est un optimiste. Lucie, si elle est une brillante collégienne qui a l’art de raconter les histoires, à l’écrit comme à l’oral, dans sa tête comme auprès d’un public captif, est en train de perdre pied, orpheline de maman, devant, en plus de son job dans une sandwicherie le week-end, tout gérer à la maison pour son papa, atteint d’une sclérose en plaques et des conséquences qui s’en suivent. Handicapé avec sa canne, proche de devenir définitivement aveugle, shooté à l’herbe qui l’amène à s’endetter, féru de films, et de jeux de zombies qu’il visionne à tue-tête depuis sa cave, vivant dans une maison aux conditions chaotiques, William préfère les Bounty et les sandwichs depuis, semble-t-il, qu’il ne peut plus préparer le seul plat qu’il sache faire pour sa défunte épouse, les macaronis au fromage. Voici donc le contexte de l’histoire de Lucie comme l’exposition en voix off et la conclusion l’expriment, à nous faire entrer dans une sorte de conte moderne, pas de celui que vit le jeune héros de La Merditude des choses (F. van Groeningen), en moins trash, en plus tendre, en plus poétique et atypique, malgré quelques fondamentaux, quelques clichés apparents – mais sans misérabilisme – montrés comme le terreau de l’émancipation vers laquelle doit tendre Lucie.

Des clichés apparents pour fonder le terreau d’une émancipation à faire aller la réalité vers un imaginaire à la déréaliser.

Normale arrive dans un contexte actuel où de nombreux films témoignent des destinées d’enfants ou d’adolescents, avec la découverte de leur libido, souvent un environnement néfaste qui ne leur permet pas de simplement s’épanouir, des particularités familiales – qui n’en vit pas au fond ? –, et un souci d’être au plus près de leur portrait pour peindre le tableau de leur construction. C’est récemment Florian Zeller qui adaptait sa propre pièce de théâtre au cinéma dans The Son comme ici Babinet adapte Monster in the hall (D. Greig, 2010) ou les récents Petite nature (S. Theis), Close (L. Dhont) venus aborder la question de l’identité sexuelle ou The Whale (D. Aronofsky) autour de la paternité. L’avantage du film d’Olivier Babinet est qu’il crée un rapprochement avec la petite héroïne, non pas tant à le faire s’appesantir parce qu’elle prend tout à sa charge – son père et ses dépendances, son amoureux d’ami et les discriminations qu’il vit –, mais parce qu’elle est montrée à travers la mise en abyme du récit qu’elle-même écrit de sa propre vie, pour transformer le réel, en miroir de l’image du film venu transcender la réalité qu’il dépeint. Un jeu d’écho se produit à faire se répondre le travail d’écriture cinématographique et le travail d’écriture plus intime – sur lequel commence et finit le film au passage – du personnage de Lucie qui, pour survivre sans doute, pose des mots sur ses maux, avec une grande lucidité comme une réelle distance. On appréhende ainsi ce personnage avec un grand respect, l’héroïne n’étant pas le jouet du récit, ce qui la rend grande et tendre et à la fois, malgré le handicap de départ qu’elle subit pour entrer dans la vie. Par elle finalement, tout un système d’entraide se met en place – par une fille donc ! –, voire d’amour. Malgré ses faiblesses, son papa fait de son mieux et les dialogues révèlent l’amour qu’il lui porte. C’est également par le réveil de sa libido et son affirmation qu’elle réussit à rendre son ami, qui veut dealer avec elle une fellation publique à le rendre hétérosexuel, aidant. La direction d’acteur est de ce point de vue irréprochable et c’est par l’intermédiaire de personnages, comme à l’habitude du cinéaste, attendrissants et émouvants que le récit progresse. Petit bémol avec des opposants, quelques collégiens caricaturaux, pris dans leur culture, leur éducation et leurs clichés de genres, que viennent affronter des enseignants ou des aidants, tel l’assistant social qui ne s’avère pas être une madame Toussaint, mais une armoire à glace de couleur noire dont on apprécie le caractère ouvert et non juge.

Entre tendresse et cruauté, solitude et solidarité, Normale nous parle du comment se relationner.

Sans doute est-ce là la qualité du film : quoiqu’il s’y passe, aucun regard moralisateur n’est posé, et, mieux, c’est une forme d’hybridité – dans le genre, le registre à décaler ou décadrer – qui permet au film de s’écarter d’une narration plus banalisée. C’est d’abord à travers l’environnement, en Seine-et-Marne, précisément à Chelles, que l’image prend sa force : dans cette banlieue aux paysages américains, c’est un vide sidéral qui caractérise l’image, et à travers laquelle on voit courir en permanence Lucie, pour aller à l’école, au travail, à la fête du collège. Avec sa moto déglinguée – au motif du souvenir des balades que le père effectuait avec sa femme –, William/Benoît est la caricature du Biker qui ne peut plus avancer. Au collège, un professeur de musique fait travailler aux élèves un spectacle à la manière des bals de fin d’année, danse, chant, musique à la clé, spectacle qui tourne à l’onirisme avec ses déguisements et ses sonorités. Les scènes durant lesquelles père et fille sont réunis dans le huis-clos de leur relation pourtant déséquilibrée sont des moments qui traduisent une belle émotion : lorsqu’ils regardent en pyjama un film gore de zombies qui s’étripent, lorsqu’ils font un ménage endiablé de balais dansants à vitesse grand v avant la venue de l’assistante sociale ou lorsque Lucie écrit pour son papa aveuglé par un nouveau symptôme de sa maladie dit NORB (névrite optique rétrobulbaire), et de façon improvisée, via un tchat interposé, des messages littéraires d’amour quand ce n’est pas une explosion de haine de la part de Lucie devant l’aveu de vérité du papa désœuvré avouant son incapacité auprès du service venu vérifier leur santé… À travers ces situations, le film, et par là Olivier Babinet, nous parle principalement d’une chose : la relation. Et la bulle – familiale aussi limitée soit-elle – qui va avec, avec les intempéries rencontrées : ce n’est pas par hasard si le choix du format carré est utilisé, prompt à isoler un amour si particulier. Alors oui Normale est un film français, loin des Licorice Pizza (P.-T. Anderson) surannés, plus proche des crises adolescentes et imaginées d’un Dolan ou des films des frères Dardenne engagés. Plus que politique, c’est un film d’amour et d’amitié, d’entraide et de solidarité, dans une époque et un cinéma qui prône plutôt la cruauté.

3.5

RÉALISATEUR : Olivier Babinet  
NATIONALITÉ : France
GENRE : drame familial poétique
AVEC : Justine Lacroix, Benoit Poelvoorde, Joseph Rozé, Steve Tientcheu, Sofian Khammes, Geoffrey Carey, Candine Bouchet, Saadia Bentaïeb, Mayline Dubois
DURÉE : 1h27
DISTRIBUTEUR : Haut et Court
SORTIE LE 5 avril 2023