S’échapper, devenir invisible, ne plus être Marianne Winckler, écrivaine célèbre, dans son milieu littéraire à Paris, s’échapper dans une ville de province, changer ses habitudes vestimentaires, physiques, sociales et professionnelles, devenir comme des millions de gens, employées de ménage invisibles qui rendent tout lieu visible par leur propreté. C’est le parcours de Florence Aubenas, plus de dix ans plus tôt, comme celui de Marianne (Juliette Binoche) qui l’incarne, devant la caméra d’Emmanuel Carrère, aussi réputé pour sa vingtaine d’écrits et ses cinq films. Choix plutôt courageux si l’on remonte en arrière : parti d’un récit (presque documentaire) à caractère autobiographique d’une sœur d’écriture qui se met en scène en train de jouer quelqu’une d’autre que ce qu’elle est vraiment, pour infiltrer un milieu – soit au passage l’effet du polar du film car découvrira-t-on la double vie ? –, Carrère est spécialiste de la question de l’Autre, du double, de l’adversaire, ici à prendre dans le sens « social ».
Contrairement à toute attente, Ouistreham – où j’avais réservé une chambre avec une amie pour visiter cette part de la Normandie, et qui reprend donc le récit d’Aubenas intitulé Le Quai de Ouistreham –, est un film qui parvient au moins à trois choses : d’abord respecter l’œuvre d’origine et son ambition vis-à-vis des invisibles que sont les femmes et hommes de ménage d’une manière parfois documentaire tout en y intégrant la part d’intimité véhiculée par les personnages, pour la plupart amateurs puisque pris depuis leur vie réelle. En effet, chaque personnage, à considérer comme premier, mais qui peut paraître secondaire vis-à-vis de l’effet Marianne, Juliette, est montré avec une délicatesse particulière, c’est-à-dire que le traitement accordé à chacun d’eux témoigne et implique une tendresse. C’est le cas de Cédric qui fait le récit de son parcours, de ses envies, de ses déceptions, de ses joies, avec son style si personnel, et toujours en bienveillance ; ou plus particulièrement (parce qu’elles deviennent si proches) de Christèle, avec ses 3 jeunes enfants, rebelle, revêche à juste titre, qui est capable, malgré son temps précieux, la fatigue qu’elle surmonte, l’absence de richesses, de préparer une surprise d’anniversaire à Marianne. De Marilou, Nadège, Justine, Michèle et son mari, Kevin, Faical, on pourra retenir les rêves, un amoureux, la dégaine, la bonté, le côté artistique ou efficace. Carrère s’efface et laisse place à ses personnages, encore mieux que Marianne elle-même (la faute à la Juliette ?…) Ensuite, la manière qu’a le film de faire se croiser et s’entendre profil intime (de Marianne) et situation sociale (le cas des dames de ménage, récemment traité par Ruffin dans Debout les femmes, et plus avant par Guédiguian dans Gloria Mundi) est assez juste car elle vient découvrir un autre pan du récit comme de sa mise en image : le rapport à l’autre, à soi, et précisément à l’autre en soi, capable du meilleur comme du pire, d’aimer comme de mentir, et posant spécifiquement la question de la création (littéraire mais pas que) – méthode, pouvoir, parti-pris –, tout en en montrant les failles. C’est ici Juliette Binoche elle-même qui parvient par son aura à interroger le spectateur sur ses propres failles, ce principalement par les émotions qui traversent son visage : le mentir, l’intrusion d’un côté, la rencontre et la découverte de nouveaux sentiments d’un autre, avec des êtres humains vers lesquels il ne se serait pas tourné naturellement. Enfin, c’est ici un film politique, l’air de ne pas y toucher : bien que créé à partir du travail d’Aubenas, le choix de montrer les femmes et les hommes au Pôle Emploi, dans les différentes structures qui les emploient (du mobile home au ferry), sans réduire ni aggraver la réalité du métier, en en gardant l’essentiel – le travail, la détente, la dureté, les rêves, l’honnêteté, la conscience du réel –, avec le choix de tourner avec des acteurs amateurs, et en en montrant le croisement qui peut s’effectuer entre gens n’appartenant pas au même milieu, même ponctuel, même illusoire, même plus consenti. C’est beau, et émouvant sans jamais être mièvre.
Alors voilà un film bien français, se passant en France, et qui, avec des gilets oranges d’un côté, et sans maquillage de l’autre, parle de réalité des classes (comme de « races », fantômes qu’on voit passer au loin), avec un certain talent malgré quelques défauts filmiques (rien n’étant transcendé du livre à l’adaptation au film lui-même), avec une conviction certaine, un film qui parle des traces, celles laissées sur les miroirs d’une première classe traversant le continent, celles des mains de ceux et celles qui les nettoient, celles des ans qui passent à attendre des égalités de traitement, celles des expériences passées, des pages tournées, des amitiés perdues, des images à continuer de faire pour que vive l’invisible… Là est le pouvoir de la création, ici à faire focale par et sur la mise en abyme d’êtres humains sans qui rien ne brillerait pourtant… film de livre ou livre d’image, dans les deux cas, souvent nécessaire…