Ouistreham : la traversée

Voilà déjà plus de dix ans que l’écrivaine et journaliste Florence Aubenas a publié Le Quai de Ouistreham, une plongée documentaire dans l’univers des travailleurs et travailleuses précaires de la région de Caen – à l’époque un petit succès littéraire qui avait été salué par la critique. Dix années au bout desquelles le livre a finalement été adapté en un film, Ouistreham, après plusieurs démarchages infructueux auprès de l’autrice. À l’origine de cette adaptation, l’actrice Juliette Binoche, ardente admiratrice du livre, a particulièrement soutenu le projet. Cependant, celui-ci n’a vu le jour qu’après que l’autrice a accepté d’adapter le livre – à la seule condition qu’Emmanuel Carrère le réalise. Écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur à ses heures perdues, Carrère n’est pas étranger du grand public, que ce soit pour sa participation au scénario de la série Les Revenants comme pour son livre L’Adversaire. Dans Ouistreham, il propose ainsi une relecture assez personnelle du livre de Florence Aubenas, injectant dans le matériau de base ses propres interrogations esthétiques, tout en le tirant vers une écriture dramatique. Une adaptation réussie, qui fait à partir d’un bon livre une expérience de cinéma saisissante, mettant en jeu des questionnements esthétiques définitivement modernes.

Dans les environs de Caen, une femme discrète (Juliette Binoche) recommence sa vie à zéro, seule. Vierge de toute expérience professionnelle, elle n’obtient que des postes précaires de femme de ménage, enchaînant les tâches difficiles et dégradantes. Décalée, mal à sa place, elle noue pourtant des amitiés fortes avec celles qui travaillent à ses côtés, unies par une solidarité à toute épreuve. Cependant, ce que la femme ne dit pas, c’est qu’elle est en réalité l’écrivaine Marianne Winckler, plongée en immersion dans les périphéries de Caen pour documenter le travail populaire à l’heure de la précarisation. Mais comment concilier sa fausse identité avec ces relations si fortes, si authentiques, qui lui demandent toujours d’être elle-même ?

« Ouistreham est le lieu d’une singulière synergie, faisant coïncider ensemble différentes pratiques artistiques, du style d’Emmanuel Carrère marqué par la non-fiction au style documentaire de Florence Aubenas tout en passant par le jeu maîtrisé de Juliette Binoche et l’authenticité de ses camarades à l’écran. Une combinaison gagnante, qui réussit un pari ambitieux – faire réfléchir à la société et à l’art à la fois. »

Dans sa carrière littéraire comme dans ses quelques œuvres audiovisuelles, Emmanuel Carrère s’est fait une spécialité d’interroger la position de l’écrivain face au fait divers, d’interroger sa relation avec son sujet – des questionnements qui façonnent le film. Mais plus qu’un travail documentaire, le film prend le parti de mettre l’accent sur la fiction en narrativisant les relations qui unissent Marianne à ses collègues, insistant sur leurs sentiments et leurs ressentis. Parti pris judicieux que Juliette Binoche porte avec beaucoup de conviction, utilisant son image d’actrice prolifique aux multiples visages pour fournir avec le rôle de Marianne Winkler un personnage tantôt totalement plongé dans son rôle, tantôt complètement dissocié de celui-ci, s’interrogeant en permanence sur les problèmes éthiques qui la tourmentent. Cependant, les autres actrices du film ne sont pas en reste, et parviennent à bien s’accorder avec Juliette Binoche, livrant une performance authentique et reproduisant avec aplomb pour la caméra les gestes de leur travail tout comme leur personnalité sans compromis. Entre Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne et les autres se construit alors une saisissante réciprocité, l’une apprenant des autres les gestes, les douleurs et les difficultés du travail précaire, les autres apprenant de la première le jeu pour la caméra et la mise en avant de son expérience personnelle pour fournir un travail d’acteur authentique. Devant la caméra, c’est donc une réelle expérience de communication qui se produit, la fiction et la fausse identité de Marianne Winckler parvenant à réunir le temps d’un film deux mondes sociaux drastiquement opposés.

Plus qu’un film sur le travail d’un écrivain ou qu’une plongée sociologique dans un terrain d’études, plus même qu’un film documentaire, Ouistreham est donc avant tout un film invitant à réfléchir au cinéma et à la relation des acteurs avec le réel. Plutôt dramatique que visuel, le cinéma de Carrère laisse généreusement la place aux actrices, dont l’interprétation porte le film. Dans ce contexte, les interrogations éthiques de l’écrivaine sur sa posture vis-à-vis de ces femmes d’un autre milieu social prennent dans la bouche de Juliette Binoche l’allure d’interrogations sur le travail de l’acteur de cinéma, perdu en permanence dans une double identité, entre réel et fiction. Par extension, les interrogations de Juliette Binoche s’alignent avec les propres doutes d’Emmanuel Carrère sur son travail d’artiste, tiraillé entre la fascination pour le récit et une obligation morale envers le réel. Paradoxalement, Ouistreham est alors moins un film social qu’un film sur l’art, posant sans relâche une question sensible : où se situe l’art dans le réel ? La réalité matérielle du travail dans les ferrys de Ouistreham passe ainsi progressivement à l’arrière plan, laissant toute la place à la relation singulière qui s’est tissée le temps d’un tournage entre ces compagnons de galère. Ouistreham devient alors le lieu d’une singulière synergie, d’une résonance à part, faisant coïncider ensemble différentes pratiques artistiques, du style d’Emmanuel Carrère marqué par la non-fiction au style documentaire de Florence Aubenas, en passant par le jeu maîtrisé de Juliette Binoche et l’authenticité de ses camarades à l’écran. Ni cérébral ni excessivement dramatique, Ouistreham est donc un film particulièrement sensible, tantôt documentant le réel, tantôt sondant les doutes et les joies de chacune de ses actrices. Une combinaison gagnante, qui réussit un pari ambitieux – faire réfléchir à la société et à l’art à la fois.

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RÉALISATEUR : Emmanuel Carrère 
NATIONALITÉ : Française
AVEC : Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne 
GENRE : Drame
DURÉE : 1h46
DISTRIBUTEUR : Memento
SORTIE LE 12 janvier 2022